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  • Tenir debout tout seul

    − On a bien réussi nos repas respectifs.

    − Si je demande l'heure c'est pour savoir l'heure qu'il est.

    − Certes.

    (Bruits de cuisine.)

    Pendant que l'eau coule et que les assiettes s'empilent, "Deleuze nous dit: Ce qui se conserve, la chose ou l'oeuvre d'art, est un bloc de sensations, c'est-à-dire un composé de percepts et d'affects. Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d'un état de ceux qui les éprouvent; les affects ne sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres, qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en l'absence de l'homme, peut-on dire, parce que l'homme, tel qu'il est pris dans la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts ou d'affects. Les accords sont des affects. Consonants et dissonants, les accords de tons ou de couleurs sont les affects de musique ou de peinture. Rameau soulignait l'identité de l'accord et de l'affect. L'artiste crée des blocs de percepts et d'affects, mais la seule loi de la création, c'est que le composé doit tenir tout seul. Que l'artiste le fasse tenir debout tout seul, c'est le plus difficile. Il y faut parfois beaucoup d'invraisemblance géométrique, d'imperfection physique, d'anomalie organique, du point de vue d'un modèle supposé, du point de vue des perceptions et affections vécues, mais ces sublimes erreurs accèdent à la nécessité de l'art si ce sont les moyens intérieurs de tenir debout (ou assis ou couché). Il y a une possibilité picturale qui n'a rien à voir avec la possibilité physique, et qui donne aux postures les plus acrobatiques la force d'être d'aplomb. En revanche, tant d'oeuvres qui prétendent à l'art ne tiennent pas debout un seul instant. Tenir debout tout seul, ce n'est pas avoir un haut et un bas, ce n'est pas être droit (car même les maisons sont saoules et de guingois), c'est seulement l'acte par lequel le composé de sensations créé se conserve lui-même." (Pascal Dusapin, citant Gilles Deleuze, dans Une Musique en train de se faire, Seuil, 2009.)

  • Who is reading this now?

    "I knew my mother and father my entire lifetime and not once did they ever reveal themselves to me. To whom have you revealed yourself? Who shares your secrets? What do you have about yourself to tell? Who is reading this now?"

    Duane Michals, What I wrote

  • Anatomie du verbe

    Blocs de textes collés, chapitres tronqués d'un roman inabouti, à l'époque où je cherchais ma langue, il y a trois ans, quatre ans, la syntaxe m'obsédait, et la famille, le tissu, les chaînes, les touches du clavier des souvenirs, la mémoire des doigts, l'erreur, errance, errement, "ne pas devenir un anatomiste du verbe" disait Cioran, et ces images tombales chères à Cioran et au Du Bellay du Songe, belles "ténèbres vertes", peut-être cette extraction parce que Père m'a détaillé le devis pour le nettoyage du monument de Mère, soixante-dix euros contre les effets du temps, la dalle verdissante, Mère aimait les tapis de mousse dans la forêt, le mont des ermites en est garni, le mont des ermites, au sommet j'y jetais mon alliance, comme dans l'obscurité médiévale dont les arbres silencieux portent la mémoire, alors sans doute la mousse recouvre mon alliance, sorte de paix végétale où l'or a rejoint la nature.

    Moi entre les deux, Mère, Fille, la seconde pleure la mort de la première, "je pleure parce que mamie Cécile elle est morte", moi je n'ai pas choisi que leurs prénoms soient si proches, anagrammes presque, Clélie, Cécile, les sanglots imprévisibles, peur profonde, amour aveugle, lien enfoui, les souvenirs ne parviennent pas à affleurer, alors comme une rage et les larmes de la perte, conscience de la mort déjà. (J'observe le sommeil agité, jambes en mouvement, énergie brute.)