Je suis libre à condition de travailler pour la collectivité et de penser que le travail est valeur, car on ne vit pas pour soi seul, l’individu étant une idée tout à fait abstraite, qui n’existe que pour comprendre que chaque partie du tout maintient continûment le rythme du tout, vaste symphonie organique et trébuchante, ravissements et soupirs confondus, pour l’éternité provisoire du Pays, le Pays grand si grand à la grandeur souvenue, aux délirantes promesses passées, au présent petitement orgueilleux, à l’avenir qui se raconte dans les bouches les plus menteuses.
Je suis libre à condition de payer mon tribut à la collectivité chaque jour sans exception, car seul je ne me soutiens pas, n’ayant droit de cité qu’au prix d’incessants mouvements sonnants et trébuchants entre des organismes publics et privés et celui dont les jours sont comptés et qui pourtant fait toute mon éphémère valeur : un compte en banque, qui est la chose la moins tangible et la plus nécessaire ici-bas. Si vous n’en avez pas, c’est qu’un autre vous fait vivre sur le sien, ou que vous vivez dans la rue ou dans une forêt en attendant que l’on vous retrouve, vous aide, vous redresse, vous répare pour qu’à nouveau vous en ayez un, ou qu’enfin l’on vous civilise, si vous n’aviez pas été initié, ayant vécu depuis toujours à l’abri du monde, heureux ou malheureux.
Je suis libre à condition que vive la République, qui est la chose la plus désirable, Chose Publique qui règle les Choses Privées, car ne croyez pas que ces choses-là vous appartiennent, si ce n’est dans les détails les plus insignifiants au regard de la marche du Pays : décider qui écoute vos récits, caresse vos nuits, partage en somme votre vie comme on rompt le pain pour communier ou comme on répand le vin dans des coupes d’oubli.
Je suis libre à condition de participer à l’élection périodique de la Reine des abeilles dont bruisse la Ruche pendant quatre saisons, consciente de n’être qu’une voix dans le chœur de la Nation, ouvrière d’opéra malavisée dont les sombres doutes s’épuisent en vain, mieux capable de chanter toute seule, comme quelques-unes de mes semblables : et nous peinons même à nous plaire.
Je suis libre à condition de n’être pas une charge pour ma progéniture, qui vivra sa vie comme je vécus la mienne, ou d’une manière si comparable au fond ! Car, au milieu du gué, je m’avise de l’étendue du reste-à-vivre, et l’horizon, je le devine bien dans le visage immobile de ma défunte mère et dans l’étude religieuse de mon vieux père. Priez pour ne pas glisser oublieusement sur la pente de la vieillesse : qu’elle soit patience et sagesse. Tenez le journal de vos rires, comptez les orages dans le ciel.
Je suis libre à condition de me souvenir, chaque fois que je pense ne l’être pas, de l’effort des siècles pour le devenir. Il faut se répéter incessamment ces Déclarations Universelles et bien peser ce qu’est Univers puis ce qu’est Universalité : en somme demeurer alité dans l’Univers, sans motivation autre que celle de la Matière, qui n’a laissé aucune Bible.
Je suis libre à condition de goûter la manière singulière de quelque maître de la peinture ou d’un poète effronté qui prétendit aimer la liberté libre, exemples formidables d’inadaptation et d’idiotie ou de la rouerie la plus pendable. Apprenez quelques vers et livrez-les quand on vous les demandera, ou placez-les superbement au milieu d’un désert d’âme ; on vous reconnaîtra comme appartenant à la race des hommes d’esprit ou à celle des rêveurs, en qui l’on trouve parfois quelque utilité : celle du Divertissement, du Salut par le Divertissement, comme le jongleur qui ne produit, mais ô combien bellement, que d’elliptiques trajectoires semblables à celles des astres.