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Le pays - Page 16

  • Tombe de Rimbaud

    Mon idée, c’était de gravir le Mont Olympe, mais nous sommes restés sur la plaine pour déjeuner au bord de la Meuse à l’ombre des tilleuls. Les jeunes Arthur (Rimbaud) et Ernest (Delahaye) s’y promenaient souvent, sur la route de Charleville à Mézières et de Mézières à Charleville. Ce furent les "tilleuls verts de la promenade" dans la première strophe de "Roman", que je lis à ma fille, lui expliquant, à elle qui en a treize, que les dix-sept ans dans le premier vers du poème sont deux de plus que l’âge du poète à l’époque où il le composa. C’est aussi l’âge qu’il se donna dans la première lettre qu’il adressa à Banville. Je raconte le séjour de Rimbaud chez le maître du Parnasse, l’exhibition à la fenêtre devant les passants scandalisés, les poux consciencieusement dispersés dans le linge de maison, les pieds crottés dans le lit, puis la querelle avec Carjat qui détruisit pour se venger tous les portraits qu’il avait faits du jeune poète, les "merde" avec lesquels l’insolent ponctuait chaque rime d’un poème qu’Auguste Creissels récitait à l’occasion de l’un des fameux dîners des Vilains Bonshommes, la querelle avec Verlaine qui avait "l’air con" en revenant du marché avec un poisson, et enfin l’affaire de Bruxelles.

    Elle lit "Le dormeur du val" avec application jusqu’à la date d’octobre 1870. Comme elle a buté sur le rejet des "haillons / D’argent", je lui explique qu’elle peut faire un léger suspens à la fin du vers pour marquer la rime, ou préférer le naturel en lisant le complément du nom dans la continuité de la proposition participiale. Delahaye raconte qu’on arracha les tilleuls pour permettre aux soldats français d’arriver plus rapidement à Charleville qu’il fallait défendre contre les Prussiens. Certains habitants de Charleville profitèrent de l’opération pour saccager les potagers des riverains, faisant passer leur malin plaisir pour une fièvre patriotique. Cette promenade, c’est aujourd’hui un espace vert au gazon court et bien entretenu, avec des bancs et des tables pour pique-niquer. Un garçon essaie de dégager son drone du tilleul où il s’est abîmé, mais l’hélice est accrochée à une branchette qui ne cède pas malgré les pressions rageuses sur la télécommande et mes tentatives de faire tomber l’engin en secouant les branches. Je finis par le récupérer au moyen d’une drôle de perche dont j’aurais dû demander la destination à la grand-mère du garçon qui me l’a tendue. Le drone est intact. "Maintenant, évite de faire tomber ton drone dans la Meuse!"

    Au Musée de l’Ardenne, nous sommes les seuls visiteurs. Dans la cour a lieu le vernissage d’une exposition temporaire sur les marionnettes dont nous parvient le discours amplifié mais quasi inintelligible à cause des volets fermés. Je distingue quand même l’inévitable mot "institution". Dans une vitrine, il y a de minuscules boucliers votifs. On s’arrête devant la maquette d’une construction celte où plusieurs familles vivaient avec leur bétail. Je photographie une statuette décrite comme une Vénus anadyomène que je ne peux m’empêcher d’associer au sonnet de Rimbaud et au Mont Olympe. Cela suffit à me rendre ce musée agréable.

    L’hôtel est situé à deux pas du cimetière désaffecté où gît la famille Rimbaud. En publiant la photo du monument où se distinguent les noms de Vitalie et d’Arthur, les deux enfants morts trop jeunes, je me rends compte que le lieu n’est pas identifié sur Facebook, qui m’invite aussitôt à le faire. À mon grand étonnement, me voici donc le premier à signaler cette "Tombe de Rimbaud", accentuant les symptômes de rimbaulâtrie par la photographie d’une boîte aux lettres dorée placée à l’entrée du cimetière. Il paraît qu'on peut lui écrire, et que les lettres sont archivées au Musée Rimbaud.

    Sur une tombe anonyme :

    fauvette.jpg

    Lorsque tu voleras
    autour de cette tombe
    Fauvette chante-lui
    la plus douce chanson

     

    Je reviendrai pour poster une lettre.

     

  • El pintor...

    Une route nationale et des kilomètres de camions traversant des agglomérations qui semblent n’être vouées qu’à de pénibles traversées, une destination proche et inaccessible, un nom de lieu qui est encore celui de la ferme en latin : curtis. Ici : Courteilles, qui doit être une variante des Courcelles dont il existe plusieurs exemples dans le Nord du pays. Un raccourci me fait passer par un chemin vicinal, et je découvre, émergeant de branchages désordonnés, le panneau du lieu-dit La Fainéanterie, et, plus loin, des vaches immobiles sur l’herbe.

    Dès lors, je ne prends plus de photos car je me retrouve dans la confidence, découvrant les toiles d’un surréaliste catalan exilé en Normandie, conservées dans une vieille maison où gisent aussi trois pianos désaccordés, dont un Steck des années trente malmené par de petites filles qui firent des percussions sur l’ivoire des touches. Dans ce salon de musique où l’on ne joue plus depuis des lustres, il y a une oie fraîchement déplumée dont les années ont bruni le sang : le tableau est daté de 1946. De la même année, un autre tableau intitulé Hiroshima. Posés sur le buffet, les membres désarticulés d’une femme, vain agencement de pièces métalliques dépareillées qu’il faudrait ressouder.

    Puis c’est l’au revoir : je laisse ma fille en ce lieu insolite, l’enviant presque de pouvoir profiter quelques jours de ces drôles de compagnons.

  • Zone fœtale

    IMG_20170627_211741.jpg

    Crèvecœur, campagne de Cambrai, l’Escaut déjà civilisé mais coulant parmi les arbres et les herbes hautes, tel un poème gorgé de poncifs romantiques, et là, un pont métallique, vestige de l’industrie passée où ne vaquent plus que de rares pêcheurs tandis que je contemple ce paysage jamais-vu, n’y trouvant qu’un cadrage imparfait, filtrant cette eau calme sous un ciel presque chargé.

    La langue rude et imagée des ancêtres fait la poésie des entrées d’agglomération. Ici, une origine martiale incertaine, ou peut-être le sobriquet d’un homme qui transperça le cœur de son ennemi, ou encore la grande douleur d’une terre caillouteuse, la ruine d’une mauvaise ferme, crepata cortis. La cour devenue cœur auréole un insignifiant village d’un drame majestueux et souffle le titre d’un recueil à l’esprit guetteur d’Aragon, lui qui vogua sur l’Escaut en cette région dévastée par les Allemands.

    C’est dans ces environs que j’opérai mes premières divisions cellulaires et préparai méthodiquement, c’est-à-dire avec suffisamment d’obstination et de folie, ce que je suis à peu près capable de faire aujourd’hui : aligner ces mots comme un horizon qui se rêve plus tangible que l’horizon.