"… la conviction qu’à notre besoin, à notre désir, à notre souffrance du moment correspond toujours un livre."
Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu
12 juillet 2012, dans le TGV Paris-Marseille de 16h37. La semaine dernière, c’est un torticolis qui m’a rappelé les limites de ma carcasse. Cette semaine, une douleur dans l’épaule droite, qui descend dans le dos. J’ai une connaissance si approximative de l’anatomie que je suis bien incapable de nommer autre chose que l’épaule et le dos, d’autant que j’écris dans un train et que sans accès à internet je ne peux pas consulter Wikipédia, qui aurait pu me renseigner correctement sur mon mal. Olivier m’a massé longuement avec un de ces baumes qui lentement vous font sentir une brûlure réparatrice de plus en plus intense et qui seule vous soulage. C’était mardi soir, nous regardions E.T. avec Clélie, qui trouvait le massage un peu trop long à son goût et disait son impatience qu’Olivier reprît sa place à sa gauche de façon qu‘elle fût au milieu des "amoureux" (c’est avec ce qualificatif qu’elle se moque gentiment de moi quand Olivier n‘est pas là). Depuis, elle fait mine parfois de me masser elle aussi, et peu importe si elle dispense ses soins à l’épaule gauche plutôt qu’à la droite. Je me prête aussi au jeu des baisers qu’elle dépose par séries de trois sur l’une ou l’autre épaule pour accélérer la guérison. Il y a un an, dans le train qui déjà nous conduisait à Marseille, elle me demandait de lui "faire des opérations", et sur mon carnet j’alignais des colonnes de chiffres au bas desquelles elle écrivait des totaux le plus souvent exacts, s’exclamant "J’adore les maths!" Depuis quelques jours, elle me parle de symétrie, me demande de lui préparer des exercices de symétrie. Elle s’en est inventé un cet après-midi sur son ardoise blanche, petits carrés flottant au-dessus d’une ligne horizontale. Quand je lui ai demandé si elle connaissait la symétrie centrale, son visage a exprimé un étonnement mêlé de doute comme si ma question était si farfelue qu’elle dût d’abord se méfier d’une mauvaise blague.
Au lieu de m’engouffrer dans les escaliers de la station de métro, je levai le bras en direction des taxis à l’arrêt au feu rouge. Je voulais éviter une nouvelle contraction musculaire qu’auraient pu provoquer mes lourds bagages, et de toute évidence les escaliers du métro et le changement à Bastille m‘auraient fatigué. Nous étions très en avance mais le trajet dura plus d’une demi-heure à cause d’un embouteillage boulevard Richard Lenoir. Des noirs en combinaison verte nettoyaient la chaussée à grandes eaux après le marché. Mon chauffeur, noir lui aussi, s’excusait d’avoir emprunté un itinéraire censé être plus court mais qui de fait nous ralentissait. Il écoutait une de ces radios communautaires dont les programmes sont centrés sur le continent africain, mais quand on annonça une émission sur l’avortement et qu’une spécialiste expliqua que sur quarante-deux millions d’avortements chaque année, vingt-deux sont pratiqués de manière légale et vingt de manière illégale, et que quatre-vingt mille femmes en meurent, il eut la délicatesse de changer de station, par égard sans doute pour Clélie, dont le chapeau de paille lui avait immédiatement fait penser que nous nous rendions à la Gare de Lyon. Dans un camion sur notre droite, un autre noir chantait à tue-tête sur un rap dont la rythmique nous parvenait brouillée par les bruits de la ville. Je pensais à la théorie du grand remplacement de Renaud Camus. Clélie avait enfilé de minuscules marionnettes à chacun de ses doigts, à l’exception du pouce de la main gauche, que j’avais habillé d’un long ruban noir qu’elle avait emporté entre autres babioles dans son petit sac à main: ainsi nous patientions en faisant parler ces minuscules personnages.
En attendant le train, je commençai Le Miracle d’Ariel Kenig, me demandant, comme cela m’arrive souvent, si ce que l’humanité compte d’auteurs morts et vivants n’a pas déjà épuisé la liste nécessairement finie des titres de romans. Le narrateur fait dans les premières pages le récit des évolutions technologiques depuis la popularisation d’internet il y a une quinzaine d’années: AOL, Caramail, Myspace, Facebook. En lisant ces jours-ci un drôle de magazine consacré aux biographies (intitulé simplement Biographies), dont la table des matières éparse évoque Maryline Monroe, Sainte Geneviève, Marguerite de Valois, Gengis Kahn et Carlos, je me demandais quel public, quel besoin, quel horizon d’attente il visait. A la dernière page je compris: c’était une biographie de Victor Hugo en forme de page Facebook, une fiche d’identité, une chronologie, des événements, des interactions, cinq cent mille amis. Le goût des biographies est sans nul doute renforcé par la pratique de Facebook, où chacun donne à lire et à voir sa vie en augmentant (comme on dit) la réalité. On pensait qu’ils exagéraient, ceux qui prédisaient, il y a quelques années, qu’un jour il serait anormal de ne pas avoir de vie sociale sur les réseaux dits sociaux (il est dommage, mais révélateur qu’on entende par "réseaux sociaux" les "réseaux sociaux en ligne", comme si l’empire de ceux-ci avait gagné tout entier le territoire de ceux-là) — nous y sommes. Au cours de mes années d’enseignement, il est arrivé souvent que des élèves dédaignent les œuvres du passé (livres ou films) dont les tournures ou les images les confortaient dans l’idée qu’ils avaient la chance d’être apparus à une époque proche des sommets techniques et moraux de notre civilisation. Dans les conversations, on précise maintenant, cela vous échappe, en contant une anecdote, que "c’était avant les téléphones portables et internet, on se disait tout ça par lettres". Dans son prochain roman (j’en ai lu les premières pages dans le magazine Lire), Benoît Duteurtre explique ce que symbolisait en 1980, pour un étudiant de vingt ans montant à Paris, la possession d’un téléphone fixe, alors que dans toute ville de province (son jeune Rastignac vient de Rouen), on se débrouillait pour téléphoner depuis une cabine publique, où l’on s’en passait si c’était possible. Aujourd’hui, le fils du président de la République dément auprès de l’AFP avoir confié à une journaliste du Point son sentiment sur l’affaire dite du tweet de Valérie Trierweiler. Il aurait avoué son atterrement face à cet acte catastrophique qui a précipité le président "normal" dans une affaire de jalousie qui aurait dû rester dans la sphère privée. "Ante omnium oculos" disait-on chez les Romains, devant les yeux de tous. Ces réclames dans les couloirs du métro et le long des quais qui vantent les écrans ne laissent pas de m’étonner, et l’effet est plus saisissant encore sur les écrans Samsung qui sont l’avenir de la publicité: ces écrans lumineux qui paraissent des iphones géants excellent dans l’art de vanter les mérites d’autres écrans au passant dont il y a fort à parier qu’il a lui-même les yeux rivés sur l’écran de son téléphone, ou qu’il l’a rangé dans sa poche ou dans son sac il y a quelques secondes, ou qu’il va le brandir très bientôt.
Ce que j’aime, dans mon blog, c’est 1. Que mon serveur (Hautetfort) est français (mais après tout je ne me suis pas renseigné: ce serveur est peut-être, malgré son nom, aussi américain que Blogspot…) 2. Que je suis maître de la présentation de mes données, aussi imparfaite et limitée soit-elle 3. Que je ne connais pas tous mes lecteurs, que certains demeurent inconnus, et tant mieux 4. Qu’il m’a permis de rencontrer quelques amis (et je ne parle pas de l’amour par pudeur) 5. Que ce que j’y dépose n’appelle pas de commentaires, ce qui m’affranchit du désir de plaire à tout prix, ou tout au moins me préserve de l’angoisse de l’applaudimètre 6. Qu’il ne soit pas l’objet, comme l’est malheureusement Facebook par le jeu des amitiés, d’un système de cour où l’on peut vous anoblir ou vous destituer d’un clic 7. Qu’il tente (que je tente) de n’être d’aucun militantisme, d’aucun groupe d’influence, d’aucune ligue citoyenne 8. Que certains lecteurs y accèdent par erreur ou par hasard, à partir de requêtes sur des moteurs de recherche 9. Que le verbe "liker" n’y soit pas connu. (Ce verbe paraîtra-t-il aussi étrange, dans quelques années, que les Caramail de la fin du deuxième millénaire? Je me demande si le Renaud Camus qui a disserté avec virtuosité sur l’usage de l’adjectif "sympa", et qui a récemment adhéré aux thèses du Front national, a écrit un texte sur ce verbe nouveau, s’il a lui-même un stand dans la Foire aux vanités amicales, et s’il use du "like" — ce n’est pas un Camus, mais un Muray qu‘il faudrait pour décrire notre monde, qui n’est plus celui qu’il a quitté en 2006.) 10. Qu’il me survivra sans doute, ô Vanité, car il fait l’objet d’un archivage à la BNF depuis deux ou trois ans, je ne sais plus.
Dans le train il commence à faire très chaud malgré la climatisation. Nous avons passé Valence et arriverons à Marseille dans un peu plus de vingt minutes. Ce matin, à la radio, Joël Collado annonçait, non pas comme on l’entend d’habitude, des pluies éparses, mais, étrangement, d’"éparses pluies". L’usage ne tolère, en l’occurrence, que la forme dans laquelle le nom précède l’adjectif, mais le journaliste, voulant utiliser un style plus soutenu et introduire un peu de variété dans ses chroniques quotidiennes qui se ressemblent comme l’averse du jour ressemble à celle de la veille, a composé un syntagme nouveau dans la langue, avec un effet poétique bien involontaire semble-t-il, car toute la journée je me suis répété cette jolie expression d’"éparses pluies", comme il y a deux semaines j’étais fasciné par le titre d’un poème en prose de Baudelaire, "Perte d’auréole". Ainsi les journalistes font-ils évoluer la langue française. Et celui-là n’est pas né des dernières giboulées de juillet, il a parcouru le globe avant de se fixer à la Maison de Radio-France, comme me l’apprend Wikipédia, le répertoire universel des vies éparses, que je consulte sur mon téléphone près de la fenêtre (car il n’y a que là ou dans la cour que ça capte). J’ai son nom dans l’oreille depuis que je suis adolescent, c’est le monsieur météo de France Inter et de France Info, qui semble n’avoir d’existence que par sa minute quotidienne de parcours du ciel français. Tel substitue les "éparses pluies" aux "pluies éparses" quand un autre qui portait la raie à gauche décide un jour de séparer ses cheveux sur la droite, ou qu’un autre encore qu’on avait toujours connu vêtu de costumes gris passe au bleu marine. C’est ainsi peut-être que Renaud Camus est passé au Bleu Marine, en commettant, par horreur des fautes de français, une abjecte faute de Français.
23h20. Nous nous sommes installés chez Camille après être allés chercher ses clés chez Le Roi du Poulet où nous avons dîné. Le chauffeur de taxi travaille à Marseille depuis trois jours seulement, il m’a fait répéter l’adresse du restaurant, place Notre-Dame-du-Mont, en programmant son GPS, nous avons parlé des embouteillages à Marseille, nous avions écouté la même émission à ce sujet sur RMC la semaine dernière, il m’expliquait qu’à Marseille les chauffeurs tirent la langue en attendant les clients, qu’à Paris certains pensent encore qu’il est plus rentable de voir défiler le compteur tandis que la voiture fait du sur-place dans un bouchon, alors qu’un bon chauffeur, dit-il sur un ton définitif, est un chauffeur qui roule. Certains jours à Marseille on se fait soixante-dix euros, certains jours à Paris cinq cents. Il me demande où j’habite à Paris et commente: "Ça va alors, vous êtes habitué aux quartiers populaires". Ça va, j’ai dépensé quarante euros aujourd’hui pour des taxis à cause de mon dos qui risque de devenir une vaste contraction musculaire, je peux bien aussi m’offrir le Roi du Poulet le jour de mon anniversaire (j’ai entrevu hier soir l’état de mon compte en banque, il fallait bien que je regard(ass)e les choses en face avant le départ, et ce n’est pas glorieux, toujours pas… j’ai un compte courant, je n’ai que cela, et mes comptes effectivement courent, se dérobent, se débinent). Olivier et Yves-Noël se sont querellés hier à mon sujet, cela s’est passé sur le blog du second, dans les commentaires d’un billet où il avait posté un portrait de moi que je découvrais (c’était le soir où Olivier avait reçu le Prix Rive Gauche à Paris, sans doute le regardais-je pendant sa lecture, c’est une de ses amies qui avait pris la photo, Yves-Noël l’avait trouvée sur Facebook, où donc mon visage apparaît, bien malgré moi). Ils se sont réconciliés aujourd’hui. Olivier a conclu qu’ils sont deux coqs qui se battent pour moi. A quoi j’ai répondu que je suis une drôle de poule, mais Olivier préfère m’imaginer poulet. Va pour l’homosexualité gallinacée.
Comme je descendais du train je reçus un message d’Olivier, il était aux urgences, seul sur un brancard, on le changeait de place de temps en temps pour le faire patienter, il attendait un diagnostic suite à une radiographie des poumons, on craignait une embolie pulmonaire. Il devait se rendre ce soir à l’anniversaire d’une actrice qu’il connaît depuis peu, elle avait été conquise par Bohème, et lui par sa grâce. Finalement il est rentré chez lui, c’est moins grave que ce qu’on craignait, il y aura un suivi médical, il m’a laissé un message téléphonique en sortant de l’hôpital, mon portable était encore en mode silencieux et j’ai découvert son appel en absence quelques secondes après qu’il eut raccroché. Je scrutais régulièrement mon téléphone pour surveiller l’arrivée des sms mais n’avais pas pensé à activer les sons. Avant d’accéder à son message, j’ai écouté ceux d’Estelle et de mon père, qui s’excusait de n’avoir pas pensé à m’appeler plus tôt dans la journée et qui chantait joyeusement bon anniversaire.
Avant la radiographie des poumons il y eut un électrocardiogramme. Olivier voulait le faire hier déjà mais il avait passé la journée chez moi, à écrire des paroles pour une chanson pop. Il ne décollait pas du lit, sauf pour fumer sur la terrasse, et resta deux heures avec sur le visage un masque d’argile verte qui contrastait avec son t-shirt rouge. Ainsi paré, il était apparu dans la chambre en mimant E.T., marchant sur les genoux, bras droit et index tendu, avec cette voix venue de la caverne de la gorge qui répète sans fin "E.T. téléphone maison". J’avais vidé le cendrier plusieurs fois, la pluie dans les cendres formait une pâte qui devait être un véritable poison. Entre-temps j’étais allé avec Clélie au parc de La Villette, au manège elle avait chevauché un lion, et nous étions rentrés sous la pluie, après avoir attendu quelques minutes à l’abri tant l’averse et le vent étaient hostiles.
Chez Camille, cette inscription en lettre capitales au-dessus d’une vieille pendule: LE CORPS DESIGNE NOTRE PREMIERE MAISON. Le corps d’Olivier, son cœur malade, et son premier, son tout premier sms après notre premier dîner, début avril: "le cœur est insondable", dont je cherchais la formule exacte depuis le début de la soirée, pensant d’abord "le cœur est mystérieux" mais sachant que ce n’était pas cela, et m’en souvenant à l’instant à force de sonder ma mémoire amoureuse. Sur sa porte d’entrée, le mot que j’ai laissé à Camille en quittant son appartement l’année dernière, collé sur une image elle-même composite: je la remerciais de m’avoir permis de découvrir Marseille, "que je ne connaissais qu’en comédie musicale". Tandis que j’écris, Clélie lit dans son lit, on écoute des musiques de films, tout à l’heure c’était Alice in Wonderland, maintenant une compilation de bandes originales de films américains, I will always love you… Il y a sur les étagères beaucoup de livres intéressants auxquels il me sera difficile de ne pas toucher malgré l’interdiction (ils appartiennent à une étudiante à qui Camille loue son appartement pendant l’année universitaire). Quant à moi j’ai amené peu de livres car je sais que je n’ai jamais le temps, ni même parfois l’envie de les lire pendant les vacances.
Vendredi 13 juillet, 1h30. J’ai éteint la lumière, Clélie s’endort en écoutant des contes de Perrault sur mon téléphone posé sur l’appui de fenêtre. Elle m’a confectionné un "bonhomme" avec le fil métallique de Camille, plus fin que celui qu’elle avait utilisé l’année dernière. Dans la cour, elle a retrouvé un fil qu’elle avait dissimulé dans un trou du mur, fil d’une année à l’autre, de la petite fille de sept ans à celle de huit ans, de ces liens qu’un objet anodin peut symboliser pour créer la trame d’une vie, pour contredire le passage et le changement, l’incompréhensible éparpillement du moi quand on veut croire à son unicité. Le Trésor de la langue française ne connaît pas les "pluies éparses", mais il puise dans les livres des usages qui font rêver: "Dans la pénombre se devinait un grand désordre, des vêtements épars un peu partout, un carnier sur la table, et des paperasses pêle-mêle avec des plumes d’oie, et autres objets plus ou moins distincts" (Châteaubriant) [sic], "Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents" (Delavigne), "Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé" (Guéhenno), "Cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre" (Moselly), "Cette douleur cuisant éparse en tous ses membres" (Daniel-Rops), "Bahorel, homme de caprice, était épars sur plusieurs cafés; les autres avaient des habitudes, lui n’en avait pas, il flânait" (Hugo).
Lautréamont: "Ces tombes qui sont éparses dans un cimetière…"
Gide dans son Journal : "Ce matin je me lève la tête creuse, l’esprit épars, les nerfs souffrants."
Gide encore: "C’est dans le cerveau de l’homme que tout l’épars prend nombre, car sons, couleurs, parfums, n’existent que dans leur relation avec l’homme."
Mallarmé: "J’ai de mon rêve épars connu la nudité!"
Romains:
"Même aux heures de nuit, lorsqu’un mystère épars
Se glisse auprès du cœur et l’appelle autre part…"
13 juillet, 21h30. La nuit fut courte, je me suis couché vers 3h30. Baume du tigre dans le dos, il m’en restait sur les mains, je me suis ensuite lavé le visage à l’eau froide puis je l’ai massé avec une crème hydratante. Le baume, ce qu’il en restait sur mes mains a agi sur les paupières, sensation de froid, alors que mon dos brûlait. Je me suis endormi avec les écouteurs sur les oreilles qui me faisaient mal quand Viviana m’a appelé tôt ce matin, avant 9h. Je lui ai répondu avec une voix de sommeil, on s’est vus dans l’après-midi, baignade à Endoume, Viviana avait écrit "plage des mollusques" dans un sms mais c’était la plage de Malmousque. Pauline a grandi à Marseille, elle nous a montré plusieurs plages, nous avons choisi la plus praticable. Elle nous a fait passer par la "rampe de Sarkozy", qui est un escalier descendant jusqu’à la mer que Nicolas Sarkozy a commandé en 2009 à Jean-Claude Gaudin parce qu’il désirait un accès pour son yacht. Pauline est marseillaise mais a vraiment l’air d’une fille qui vient de Berlin. Une façon de marier l’or des lunettes Bauhaus, du collier et des sandales aux rayures bleues et blanches de la robe. Son copain fait une thèse à l’EHESS sur le trop. Viviana m’a fait remarquer qu’ils avaient un maillot de bain du même bleu. On regardait trois garçons qui plongeaient du haut des rochers et se savaient beaux et regardés.
Je me suis acheté un savon d’Alep dans un magasin africain, un de ces blocs bruns qui ont l’air d’avoir séché pendant de nombreuses années, Clélie un savon à la lavande en forme de boule.
La nuit est tombée, on écoute des musiques de John Barry. You Only Live Twice, un des thèmes que j’ai ressassés au piano quand j’étais adolescent.
15 juillet, 1h. Tiens, je croyais avoir écrit ce matin, mais en rouvrant ce fichier, je me rends compte que non. C’est que j’ai passé la journée, tout en marchant (quelques kilomètres), en discutant avec Clélie, en scrutant la mer où elle s’est baignée longuement, à écrire — je n’ai rien noté, ou si peu, dans mon carnet, mais des phrases n’arrêtaient pas de se former dans ma tête, il y en avait pour chaque situation de la journée, pour les silhouettes, les attitudes, les carnations, les visages, les regards, une façon de regarder derrière des lunettes de soleil, la courbure des cils d’un rebeu dans le bus dont je sentais le souffle sur ma main, la courbure de ses cils et leur densité, leur implantation (comment dit-on pour les cils?), deux rangées de cils peut-être comme Liz Taylor, des rangées de dents, des alignements de dents, la manière singulière qu’ont certaines lèvres de glisser sur les dents quand les muscles faciaux tendent un sourire, et des voix, des intonations, des querelles, des attroupements, des mouvements de foule, des cris, des robes de pacotille, des maillots de bain, des gouttes d’eau sur la peau, des bustes comme celui d’Homère perché au sommet d’une colonne sur une placette mal fréquentée portant l’inscription "Les descendants des Phocéens à Homère", et des statures jouant au ballon dans l’eau avec la fausse indifférence du groupe fermé sur lui-même où tourne sans fin la balle et pour qui rien ne semble compter que la nécessité absolue de ne pas rompre le mouvement de passe, cette tension permanente et cette attention à la fluidité du mouvement, quand leur vitalité se déploie en scène de séduction pour les grappes de filles qui minaudent à quelques mètres d’eux avec leurs paréos et leurs téléphones.
A la plage j’ai surtout été captivé par une scène, un motif pour mon roman. J’ai d’abord été agacé par les éclaboussures sur mes jambes, mais après m’être un peu reculé pour ne plus être gêné, j’ai pu observer à loisir un garçon et une fille qui déplaçaient leur violence l’un envers l’autre dans une flaque de boue, à cet endroit précis, une bande d’un mètre maximum, où les vagues meurent et se retirent. Ils creusaient un trou avec des gestes à la fois amples et rapides, cela ressemblait à un rituel archaïque, une danse tribale où la férocité des regards, la salissure sur les corps et les cheveux, les visages trempés dans la flaque qu’ils maintenaient l’un l’autre à tour de rôle enfoncés comme pour se noyer, tous ces gestes semblaient une parade amoureuse pré-pubère.
Je suis sur une plage qu’aucun de mes amis n’ose fréquenter, une plage aménagée avec toilettes, douches, sable parsemé de mégots, familles nombreuses. Je n’ose pas me baigner de peur qu’on vole mes sacs, je lis avec inquiétude en craignant que Clélie se noie si je la perds de vue, et elle accourt vers moi ruisselante en me disant qu’elle se bat contre la "reine des vagues", et je comprends bien ce que peut être pour elle cette vague redoutable, là-bas, à l’horizon bouché de ce paysage qui pour les nageurs s’arrête aux balises jaunes au-delà desquelles la baignade n’est plus surveillée, à trente ou quarante mètres de moi. Clélie avait trouvé la vague qui allait l’occuper toute l’après-midi. La vague, ou plus exactement l’endroit précis où une vague, toujours différente, toujours la même, une vague qu’elle juge particulièrement puissante menace de l’engloutir. Mais elle ne tarda pas à se trouver une amie d’un jour, une petite Mariane, une jolie métisse qu’elle initia à la science des vagues. "Il y a plein de choses qui se sont passées aujourd’hui", me dit Clélie comme nous rentrions chez Camille. — "Quoi par exemple?" — "Le rat mort qu’on a vu, mon gadget qui s’est cassé, le garçon qui nous a embêtés, Mariane et moi…" Ça, je l’avais griffonné dans mon carnet. Et aussi, comme elle lisait Donald et le secret des alchimistes: "Moi, je sais combien ça fait, sept fois huit, ça fait cinquante-six." — "Comment tu sais?" — "Ah, tu sais, les livres, c’est utile."
Lundi 16 juillet, 1h45. Camille avait laissé une bouteille de vin blanc au frigo, à moitié vide. Je l’ai vidée complètement, un peu chaque soir, quatre soirs. Jusqu’au week-end prochain je ne boirai pas d’alcool. Ça me rappelle mes années de régime sec où je pouvais passer deux ou trois mois sans alcool ni sucre ni sel. A Marseille, je déjeune de légumes frais en salade et d’un peu de fromage, et je mange des fruits et des céréales le soir. Les petits gâteaux au miel et au sésame sont une extravagance que j’ai fait découvrir à Clélie. La maison est très calme cette année car Josiane, la voisine de Camille, est en vacances à Nice. L’année dernière, elle était omniprésente, sa voix et celle de son téléviseur résonnaient dans son minuscule appartement.
J’ai pris des notes en lisant
Le Miracle d’Ariel Kenig, qui est un très bon roman, mais la lecture des première pages de
Rimbaud le fils, que j’ai trouvé dans la bibliothèque de la locataire de Camille, a réduit à néant l’envie que j’avais d’écrire, une fois de plus, sur le monde-comme-il-communique. J’ai acheté le "supplément spécial été" de
Closer, poussé par les passages du
Miracle consacrés à la presse à sensation. Je lisais
Voici quand j’étais marié, j’ai parcouru ces pages où l’on compare crûment les silhouettes des stars du moment en maillot de bain sur la plage, mais dans
Closer, je suis un peu paumé car je ne reconnais que quelques figures un peu vieillissantes: Kate Moss, Demi Moore, Melanie Griffith, Jamel Debbouze, Johnny Depp… Les plus jeunes, celles qui ont la vingtaine, je ne reconnais ni leurs noms ni leurs visages.
Closer est un titre idéal pour notre société malade et avide de ce mal que Muray a appelé le