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Marseille, la langue et soi-même

"… la conviction qu’à notre besoin, à notre désir, à notre souffrance du moment correspond toujours un livre."
 
Jean-Yves Tadié, Le Lac inconnu
 
12 juillet 2012, dans le TGV Paris-Marseille de 16h37. La semaine dernière, c’est un torticolis qui m’a rappelé les limites de ma carcasse. Cette semaine, une douleur dans l’épaule droite, qui descend dans le dos. J’ai une connaissance si approximative de l’anatomie que je suis bien incapable de nommer autre chose que l’épaule et le dos, d’autant que j’écris dans un train et que sans accès à internet je ne peux pas consulter Wikipédia, qui aurait pu me renseigner correctement sur mon mal. Olivier m’a massé longuement avec un de ces baumes qui lentement vous font sentir une brûlure réparatrice de plus en plus intense et qui seule vous soulage. C’était mardi soir, nous regardions E.T. avec Clélie, qui trouvait le massage un peu trop long à son goût et disait son impatience qu’Olivier reprît sa place à sa gauche de façon qu‘elle fût au milieu des "amoureux" (c’est avec ce qualificatif qu’elle se moque gentiment de moi quand Olivier n‘est pas là). Depuis, elle fait mine parfois de me masser elle aussi, et peu importe si elle dispense ses soins à l’épaule gauche plutôt qu’à la droite. Je me prête aussi au jeu des baisers qu’elle dépose par séries de trois sur l’une ou l’autre épaule pour accélérer la guérison. Il y a un an, dans le train qui déjà nous conduisait à Marseille, elle me demandait de lui "faire des opérations", et sur mon carnet j’alignais des colonnes de chiffres au bas desquelles elle écrivait des totaux le plus souvent exacts, s’exclamant "J’adore les maths!" Depuis quelques jours, elle me parle de symétrie, me demande de lui préparer des exercices de symétrie. Elle s’en est inventé un cet après-midi sur son ardoise blanche, petits carrés flottant au-dessus d’une ligne horizontale.  Quand je lui ai demandé si elle connaissait la symétrie centrale, son visage a exprimé un étonnement mêlé de doute comme si ma question était si farfelue qu’elle dût d’abord se méfier d’une mauvaise blague.
 
Au lieu de m’engouffrer dans les escaliers de la station de métro, je levai le bras en direction des taxis à l’arrêt au feu rouge. Je voulais éviter une nouvelle contraction musculaire qu’auraient pu provoquer mes lourds bagages, et de toute évidence les escaliers du métro et le changement à Bastille m‘auraient fatigué. Nous étions très en avance mais le trajet dura plus d’une demi-heure à cause d’un embouteillage boulevard Richard Lenoir. Des noirs en combinaison verte nettoyaient la chaussée à grandes eaux après le marché. Mon chauffeur, noir lui aussi, s’excusait d’avoir emprunté un itinéraire censé être plus court mais qui de fait nous ralentissait. Il écoutait une de ces radios communautaires dont les programmes sont centrés sur le continent africain, mais quand on annonça une émission sur l’avortement et qu’une spécialiste expliqua que sur quarante-deux millions d’avortements chaque année, vingt-deux sont pratiqués de manière légale et vingt de manière illégale, et que quatre-vingt mille femmes en meurent, il eut la délicatesse de changer de station, par égard sans doute pour Clélie, dont le chapeau de paille lui avait immédiatement fait penser que nous nous rendions à la Gare de Lyon. Dans un camion sur notre droite, un autre noir chantait à tue-tête sur un rap dont la rythmique nous parvenait brouillée par les bruits de la ville. Je pensais à la théorie du grand remplacement de Renaud Camus. Clélie avait enfilé de minuscules marionnettes à chacun de ses doigts, à l’exception du pouce de la main gauche, que j’avais habillé d’un long ruban noir qu’elle avait emporté entre autres babioles dans son petit sac à main: ainsi nous patientions en faisant parler ces minuscules personnages.
 
En attendant le train, je commençai Le Miracle d’Ariel Kenig, me demandant, comme cela m’arrive souvent, si ce que l’humanité compte d’auteurs morts et vivants n’a pas déjà épuisé la liste nécessairement finie des titres de romans. Le narrateur fait dans les premières pages le récit des évolutions technologiques depuis la popularisation d’internet il y a une quinzaine d’années: AOL, Caramail, Myspace, Facebook. En lisant ces jours-ci un drôle de magazine consacré aux biographies (intitulé simplement Biographies), dont la table des matières éparse évoque Maryline Monroe, Sainte Geneviève, Marguerite de Valois, Gengis Kahn et Carlos, je me demandais quel public, quel besoin, quel horizon d’attente il visait.  A la dernière page je compris: c’était une biographie de Victor Hugo en forme de page Facebook, une fiche d’identité, une chronologie, des événements, des interactions, cinq cent mille amis. Le goût des biographies est sans nul doute renforcé par la pratique de Facebook, où chacun donne à lire et à voir sa vie en augmentant (comme on dit) la réalité. On pensait qu’ils exagéraient, ceux qui prédisaient, il y a quelques années, qu’un jour il serait anormal de ne pas avoir de vie sociale sur les réseaux dits sociaux (il est dommage, mais révélateur qu’on entende par "réseaux sociaux" les "réseaux sociaux en ligne", comme si l’empire de ceux-ci avait gagné tout entier le territoire de ceux-là) — nous y sommes. Au cours de mes années d’enseignement, il est arrivé souvent que des élèves dédaignent les œuvres du passé (livres ou films) dont les tournures ou les images les confortaient dans l’idée qu’ils avaient la chance d’être apparus à une époque proche des sommets techniques et moraux de notre civilisation. Dans les conversations, on précise maintenant, cela vous échappe, en contant une anecdote, que "c’était avant les téléphones portables et internet, on se disait tout ça par lettres". Dans son prochain roman (j’en ai lu les premières pages dans le magazine Lire), Benoît Duteurtre explique ce que symbolisait en 1980, pour un étudiant de vingt ans montant à Paris, la possession d’un téléphone fixe, alors que dans toute ville de province (son jeune Rastignac vient de Rouen), on se débrouillait pour téléphoner depuis une cabine publique, où l’on s’en passait si c’était possible. Aujourd’hui, le fils du président de la République dément auprès de l’AFP avoir confié à une journaliste du Point son sentiment sur l’affaire dite du tweet de Valérie Trierweiler. Il aurait avoué son atterrement face à cet acte catastrophique qui a précipité le président "normal" dans une affaire de jalousie qui aurait dû rester dans la sphère privée. "Ante omnium oculos" disait-on chez les Romains, devant les yeux de tous. Ces réclames dans les couloirs du métro et le long des quais qui vantent les écrans ne laissent pas de m’étonner, et l’effet est plus saisissant encore sur les écrans Samsung qui sont l’avenir de la publicité: ces écrans lumineux qui paraissent des iphones géants excellent dans l’art de vanter les mérites d’autres écrans au passant dont il y a fort à parier qu’il a lui-même les yeux rivés sur l’écran de son téléphone, ou qu’il l’a rangé dans sa poche ou dans son sac il y a quelques secondes, ou qu’il va le brandir très bientôt.

Ce que j’aime, dans mon blog, c’est 1. Que mon serveur (Hautetfort) est français (mais après tout je ne me suis pas renseigné: ce serveur est peut-être, malgré son nom, aussi américain que Blogspot…) 2. Que je suis maître de la présentation de mes données, aussi imparfaite et limitée soit-elle 3. Que je ne connais pas tous mes lecteurs, que certains demeurent inconnus, et tant mieux 4. Qu’il m’a permis de rencontrer quelques amis (et je ne parle pas de l’amour par pudeur) 5. Que ce que j’y dépose n’appelle pas de commentaires, ce qui m’affranchit du désir de plaire à tout prix, ou tout au moins me préserve de l’angoisse de l’applaudimètre 6. Qu’il ne soit pas l’objet, comme l’est malheureusement Facebook par le jeu des amitiés, d’un système de cour où l’on peut vous anoblir ou vous destituer d’un clic 7. Qu’il tente (que je tente) de n’être d’aucun militantisme, d’aucun groupe d’influence, d’aucune ligue citoyenne 8. Que certains lecteurs y accèdent par erreur ou par hasard, à partir de requêtes sur des moteurs de recherche 9. Que le verbe "liker" n’y soit pas connu. (Ce verbe paraîtra-t-il aussi étrange, dans quelques années, que les Caramail de la fin du deuxième millénaire? Je me demande si le Renaud Camus qui a disserté avec virtuosité sur l’usage de l’adjectif "sympa", et qui a récemment adhéré aux thèses du Front national, a écrit un texte sur ce verbe nouveau, s’il a lui-même un stand dans la Foire aux vanités amicales, et s’il use du "like" — ce n’est pas un Camus, mais un Muray qu‘il faudrait pour décrire notre monde, qui n’est plus celui qu’il a quitté en 2006.) 10. Qu’il me survivra sans doute, ô Vanité, car il fait l’objet d’un archivage à la BNF depuis deux ou trois ans, je ne sais plus.
 
Dans le train il commence à faire très chaud malgré la climatisation. Nous avons passé Valence et arriverons à Marseille dans un peu plus de vingt minutes. Ce matin, à la radio, Joël Collado annonçait, non pas comme on l’entend d’habitude, des pluies éparses, mais, étrangement, d’"éparses pluies". L’usage ne tolère, en l’occurrence, que la forme dans laquelle le nom précède l’adjectif, mais le journaliste, voulant utiliser un style plus soutenu et introduire un peu de variété dans ses chroniques quotidiennes qui se ressemblent comme l’averse du jour ressemble à celle de la veille, a composé un syntagme nouveau dans la langue, avec un effet poétique bien involontaire semble-t-il, car toute la journée je me suis répété cette jolie expression d’"éparses pluies", comme il y a deux semaines j’étais fasciné par le titre d’un poème en prose de Baudelaire, "Perte d’auréole". Ainsi les journalistes font-ils évoluer la langue française. Et celui-là n’est pas né des dernières giboulées de juillet, il a parcouru le globe avant de se fixer à la Maison de Radio-France, comme me l’apprend Wikipédia, le répertoire universel des vies éparses, que je consulte sur mon téléphone près de la fenêtre (car il n’y a que là ou dans la cour que ça capte). J’ai son nom dans l’oreille depuis que je suis adolescent, c’est le monsieur météo de France Inter et de France Info, qui semble n’avoir d’existence que par sa minute quotidienne de parcours du ciel français. Tel substitue les "éparses pluies" aux "pluies éparses" quand un autre qui portait la raie à gauche décide un jour de séparer ses cheveux sur la droite, ou qu’un autre encore qu’on avait toujours connu vêtu de costumes gris passe au bleu marine. C’est ainsi peut-être que Renaud Camus est passé au Bleu Marine, en commettant, par horreur des fautes de français, une abjecte faute de Français.
 
23h20. Nous nous sommes installés chez Camille après être allés chercher ses clés chez Le Roi du Poulet où nous avons dîné. Le chauffeur de taxi travaille à Marseille depuis trois jours seulement, il m’a fait répéter l’adresse du restaurant, place Notre-Dame-du-Mont, en programmant son GPS, nous avons parlé des embouteillages à Marseille, nous avions écouté la même émission à ce sujet sur RMC la semaine dernière, il m’expliquait qu’à Marseille les chauffeurs tirent la langue en attendant les clients, qu’à Paris certains pensent encore qu’il est plus rentable de voir défiler le compteur tandis que la voiture fait du sur-place dans un bouchon, alors qu’un bon chauffeur, dit-il sur un ton définitif, est un chauffeur qui roule. Certains jours à Marseille on se fait soixante-dix euros, certains jours à Paris cinq cents. Il me demande où j’habite à Paris et commente: "Ça va alors, vous êtes habitué aux quartiers populaires". Ça va, j’ai dépensé quarante euros aujourd’hui pour des taxis à cause de mon dos qui risque de devenir une vaste contraction musculaire, je peux bien aussi m’offrir le Roi du Poulet le jour de mon anniversaire (j’ai entrevu hier soir l’état de mon compte en banque, il fallait bien que je regard(ass)e les choses en face avant le départ, et ce n’est pas glorieux, toujours pas… j’ai un compte courant, je n’ai que cela, et mes comptes effectivement courent, se dérobent, se débinent). Olivier et Yves-Noël se sont querellés hier à mon sujet, cela s’est passé sur le blog du second, dans les commentaires d’un billet où il avait posté un portrait de moi que je découvrais (c’était le soir où Olivier avait reçu le Prix Rive Gauche à Paris, sans doute le regardais-je pendant sa lecture, c’est une de ses amies qui avait pris la photo, Yves-Noël l’avait trouvée sur Facebook, où donc mon visage apparaît, bien malgré moi). Ils se sont réconciliés aujourd’hui. Olivier a conclu qu’ils sont deux coqs qui se battent pour moi. A quoi j’ai répondu que je suis une drôle de poule, mais Olivier préfère m’imaginer poulet. Va pour l’homosexualité gallinacée.
 
Comme je descendais du train je reçus un message d’Olivier, il était aux urgences, seul sur un brancard, on le changeait de place de temps en temps pour le faire patienter, il attendait un diagnostic suite à une radiographie des poumons, on craignait une embolie pulmonaire. Il devait se rendre ce soir à l’anniversaire d’une actrice qu’il connaît depuis peu, elle avait été conquise par Bohème, et lui par sa grâce. Finalement il est rentré chez lui, c’est moins grave que ce qu’on craignait, il y aura un suivi médical, il m’a laissé un message téléphonique en sortant de l’hôpital, mon portable était encore en mode silencieux et j’ai découvert son appel en absence quelques secondes après qu’il eut raccroché. Je scrutais régulièrement mon téléphone pour surveiller l’arrivée des sms mais n’avais pas pensé à activer les sons. Avant d’accéder à son message, j’ai écouté ceux d’Estelle et de mon père, qui s’excusait de n’avoir pas pensé à m’appeler plus tôt dans la journée et qui chantait joyeusement bon anniversaire.
 
Avant la radiographie des poumons il y eut un électrocardiogramme. Olivier voulait le faire hier déjà mais il avait passé la journée chez moi, à écrire des paroles pour une chanson pop. Il ne décollait pas du lit, sauf pour fumer sur la terrasse, et resta deux heures avec sur le visage un masque d’argile verte qui contrastait avec son t-shirt rouge. Ainsi paré, il était apparu dans la chambre en mimant E.T., marchant sur les genoux, bras droit et index tendu, avec cette voix venue de la caverne de la gorge qui répète sans fin "E.T. téléphone maison". J’avais vidé le cendrier plusieurs fois, la pluie dans les cendres formait une pâte qui devait être un véritable poison. Entre-temps j’étais allé avec Clélie au parc de La Villette, au manège elle avait chevauché un lion, et nous étions rentrés sous la pluie, après avoir attendu quelques minutes à l’abri tant l’averse et le vent étaient hostiles.
 
Chez Camille, cette inscription en lettre capitales au-dessus d’une vieille pendule: LE CORPS DESIGNE NOTRE PREMIERE MAISON. Le corps d’Olivier, son cœur malade, et son premier, son tout premier sms après notre premier dîner, début avril: "le cœur est insondable", dont je cherchais la formule exacte depuis le début de la soirée, pensant d’abord "le cœur est mystérieux" mais sachant que ce n’était pas cela, et m’en souvenant à l’instant à force de sonder ma mémoire amoureuse. Sur sa porte d’entrée, le mot que j’ai laissé à Camille en quittant son appartement l’année dernière, collé sur une image elle-même composite: je la remerciais de m’avoir permis de découvrir Marseille, "que je ne connaissais qu’en comédie musicale". Tandis que j’écris, Clélie lit dans son lit, on écoute des musiques de films, tout à l’heure c’était Alice in Wonderland, maintenant une compilation de bandes originales de films américains, I will always love you… Il y a sur les étagères beaucoup de livres intéressants auxquels il me sera difficile de ne pas toucher malgré l’interdiction (ils appartiennent à une étudiante à qui Camille loue son appartement pendant l’année universitaire). Quant à moi j’ai amené peu de livres car je sais que je n’ai jamais le temps, ni même parfois l’envie de les lire pendant les vacances. 
 
Vendredi 13 juillet, 1h30. J’ai éteint la lumière, Clélie s’endort en écoutant des contes de Perrault sur mon téléphone posé sur l’appui de fenêtre. Elle m’a confectionné un "bonhomme" avec le fil métallique de Camille, plus fin que celui qu’elle avait utilisé l’année dernière. Dans la cour, elle a retrouvé un fil qu’elle avait dissimulé dans un trou du mur, fil d’une année à l’autre, de la petite fille de sept ans à celle de huit ans, de ces liens qu’un objet anodin peut symboliser pour créer la trame d’une vie, pour contredire le passage et le changement, l’incompréhensible éparpillement du moi quand on veut croire à son unicité. Le Trésor de la langue française ne connaît pas les "pluies éparses", mais il puise dans les livres des usages qui font rêver: "Dans la pénombre se devinait un grand désordre, des vêtements épars un peu partout, un carnier sur la table, et des paperasses pêle-mêle avec des plumes d’oie, et autres objets plus ou moins distincts" (Châteaubriant) [sic], "Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents" (Delavigne), "Elle avait les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé" (Guéhenno), "Cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre" (Moselly), "Cette douleur cuisant éparse en tous ses membres" (Daniel-Rops), "Bahorel, homme de caprice, était épars sur plusieurs cafés; les autres avaient des habitudes, lui n’en avait pas, il flânait" (Hugo).
 
Lautréamont: "Ces tombes qui sont éparses dans un cimetière…"
 
Gide dans son Journal : "Ce matin je me lève la tête creuse, l’esprit épars, les nerfs souffrants."
 
Gide encore: "C’est dans le cerveau de l’homme que tout l’épars prend nombre, car sons, couleurs, parfums, n’existent que dans leur relation avec l’homme."
 
Mallarmé: "J’ai de mon rêve épars connu la nudité!"
 
Romains:
"Même aux heures de nuit, lorsqu’un mystère épars
Se glisse auprès du cœur et l’appelle autre part…"
 
13 juillet, 21h30. La nuit fut courte, je me suis couché vers 3h30. Baume du tigre dans le dos, il m’en restait sur les mains, je me suis ensuite lavé le visage à l’eau froide puis je l’ai massé avec une crème hydratante. Le baume, ce qu’il en restait sur mes mains a agi sur les paupières, sensation de froid, alors que mon dos brûlait. Je me suis endormi avec les écouteurs sur les oreilles qui me faisaient mal quand Viviana m’a appelé tôt ce matin, avant 9h. Je lui ai répondu avec une voix de sommeil, on s’est vus dans l’après-midi, baignade à Endoume, Viviana avait écrit "plage des mollusques" dans un sms mais c’était la plage de Malmousque. Pauline a grandi à Marseille, elle nous a montré plusieurs plages, nous avons choisi la plus praticable. Elle nous a fait passer par la "rampe de Sarkozy", qui est un escalier descendant jusqu’à la mer que Nicolas Sarkozy a commandé en 2009 à Jean-Claude Gaudin parce qu’il désirait un accès pour son yacht. Pauline est marseillaise mais a vraiment l’air d’une fille qui vient de Berlin. Une façon de marier l’or des lunettes Bauhaus, du collier et des sandales aux rayures bleues et blanches de la robe. Son copain fait une thèse à l’EHESS sur le trop. Viviana m’a fait remarquer qu’ils avaient un maillot de bain du même bleu. On regardait trois garçons qui plongeaient du haut des rochers et se savaient beaux et regardés. 
 
Je me suis acheté un savon d’Alep dans un magasin africain, un de ces blocs bruns qui ont l’air d’avoir séché pendant de nombreuses années, Clélie un savon à la lavande en forme de boule.
 
La nuit est tombée, on écoute des musiques de John Barry. You Only Live Twice, un des thèmes que j’ai ressassés au piano quand j’étais adolescent.

 

15 juillet, 1h. Tiens, je croyais avoir écrit ce matin, mais en rouvrant ce fichier, je me rends compte que non. C’est que j’ai passé la journée, tout en marchant (quelques kilomètres), en discutant avec Clélie, en scrutant la mer où elle s’est baignée longuement, à écrire — je n’ai rien noté, ou si peu, dans mon carnet, mais des phrases n’arrêtaient pas de se former dans ma tête, il y en avait pour chaque situation de la journée, pour les silhouettes, les attitudes, les carnations, les visages, les regards, une façon de regarder derrière des lunettes de soleil, la courbure des cils d’un rebeu dans le bus dont je sentais le souffle sur ma main, la courbure de ses cils et leur densité, leur implantation (comment dit-on pour les cils?), deux rangées de cils peut-être comme Liz Taylor, des rangées de dents, des alignements de dents, la manière singulière qu’ont certaines lèvres de glisser sur les dents quand les muscles faciaux tendent un sourire, et des voix, des intonations, des querelles, des attroupements, des mouvements de foule, des cris, des robes de pacotille, des maillots de bain, des gouttes d’eau sur la peau, des bustes comme celui d’Homère perché au sommet d’une colonne sur une placette mal fréquentée portant l’inscription "Les descendants des Phocéens à Homère", et des statures jouant au ballon dans l’eau avec la fausse indifférence du groupe fermé sur lui-même où tourne sans fin la balle et pour qui rien ne semble compter que la nécessité absolue de ne pas rompre le mouvement de passe, cette tension permanente et cette attention à la fluidité du mouvement, quand leur vitalité se déploie en scène de séduction pour les grappes de filles qui minaudent à quelques mètres d’eux avec leurs paréos et leurs téléphones.  
 
A la plage j’ai surtout été captivé par une scène, un motif pour mon roman. J’ai d’abord été agacé par les éclaboussures sur mes jambes, mais après m’être un peu reculé pour ne plus être gêné, j’ai pu observer à loisir un garçon et une fille qui déplaçaient leur violence l’un envers l’autre dans une flaque de boue, à cet endroit précis, une bande d’un mètre maximum, où les vagues meurent et se retirent. Ils creusaient un trou avec des gestes à la fois amples et rapides, cela ressemblait à un rituel archaïque, une danse tribale où la férocité des regards, la salissure sur les corps et les cheveux, les visages trempés dans la flaque qu’ils maintenaient l’un l’autre à tour de rôle enfoncés comme pour se noyer, tous ces gestes semblaient une parade amoureuse pré-pubère.
 
Je suis sur une plage qu’aucun de mes amis n’ose fréquenter, une plage aménagée avec toilettes, douches, sable parsemé de mégots, familles nombreuses. Je n’ose pas me baigner de peur qu’on vole mes sacs, je lis avec inquiétude en craignant que Clélie se noie si je la perds de vue, et elle accourt vers moi ruisselante en me disant qu’elle se bat contre la "reine des vagues", et je comprends bien ce que peut être pour elle cette vague redoutable, là-bas, à l’horizon bouché de ce paysage qui pour les nageurs s’arrête aux balises jaunes au-delà desquelles la baignade n’est plus surveillée, à trente ou quarante mètres de moi. Clélie avait trouvé la vague qui allait l’occuper toute l’après-midi. La vague, ou plus exactement l’endroit précis où une vague, toujours différente, toujours la même, une vague qu’elle juge particulièrement puissante menace de l’engloutir. Mais elle ne tarda pas à se trouver une amie d’un jour, une petite Mariane, une jolie métisse qu’elle initia à la science des vagues. "Il y a plein de choses qui se sont passées aujourd’hui", me dit Clélie comme nous rentrions chez Camille. — "Quoi par exemple?" — "Le rat mort qu’on a vu, mon gadget qui s’est cassé, le garçon qui nous a embêtés, Mariane et moi…" Ça, je l’avais griffonné dans mon carnet. Et aussi, comme elle lisait Donald et le secret des alchimistes: "Moi, je sais combien ça fait, sept fois huit, ça fait cinquante-six." — "Comment tu sais?" — "Ah, tu sais, les livres, c’est utile."
 
Lundi 16 juillet, 1h45. Camille avait laissé une bouteille de vin blanc au frigo, à moitié vide. Je l’ai vidée complètement, un peu chaque soir, quatre soirs. Jusqu’au week-end prochain je ne boirai pas d’alcool. Ça me rappelle mes années de régime sec où je pouvais passer deux ou trois mois sans alcool ni sucre ni sel. A Marseille, je déjeune de légumes frais en salade et d’un peu de fromage, et je mange des fruits et des céréales le soir. Les petits gâteaux au miel et au sésame sont une extravagance que j’ai fait découvrir à Clélie. La maison est très calme cette année car Josiane, la voisine de Camille, est en vacances à Nice. L’année dernière, elle était omniprésente, sa voix et celle de son téléviseur résonnaient dans son minuscule appartement. 
 
J’ai pris des notes en lisant Le Miracle d’Ariel Kenig, qui est un très bon roman, mais la lecture des première pages de Rimbaud le fils, que j’ai trouvé dans la bibliothèque de la locataire de Camille, a réduit à néant l’envie que j’avais d’écrire, une fois de plus, sur le monde-comme-il-communique. J’ai acheté le "supplément spécial été" de Closer, poussé par les passages du Miracle consacrés à la presse à sensation. Je lisais Voici quand j’étais marié, j’ai parcouru ces pages où l’on compare crûment les silhouettes des stars du moment en maillot de bain sur la plage, mais dans Closer, je suis un peu paumé car je ne reconnais que quelques figures un peu vieillissantes: Kate Moss, Demi Moore, Melanie Griffith, Jamel Debbouze, Johnny Depp… Les plus jeunes, celles qui ont la vingtaine, je ne reconnais ni leurs noms ni leurs visages. Closer est un titre idéal pour notre société malade et avide de ce mal que Muray a appelé le rapprochisme, mais Muray est mort avant d’avoir pu observer et commenter le déploiement de Facebook, où l’on rencontre éventuellement ses amis pour de bon, par hasard dans la rue, dans un bar ou dans une soirée, après avoir noué une amitié immatérielle, sans corps, sans voix et sans odeur, mais photographiée, documentée, et nourrie parfois d’échanges publics ou privés sur le mur (mais j’ai cru comprendre que l’architecture de Facebook a changé du tout au tout depuis que j’ai quitté le réseau, et je me demande si ce mur tient encore sur ses fondations) ou grâce à la messagerie instantanée (Ariel Kenig décrit très bien tout cela). Il manque aux anciennes philosophies de l’amitié un chapitre sur Facebook — d’autres (sociologues, philosophes, romanciers) l’écrivent mieux que moi sans doute, qui fais la sainte-n’y-touche. 
 
Closer consacre une page à la parution du livre de Mitch Winehouse, Amy, ma fille. Le titre ("Je lui envoie toujours des textos lui disant de rentrer à la maison") et la légende de la photo ("Ils s’appelaient quatre fois par jour et Mitch a tout tenté pour sauver Amy") montrent tristement par quel poncif le magazine répond aux attentes de ses lecteurs: la déploration moderne s’exprime en prières téléphoniques.
 
Evoquant "Vitalie Rimbaud, née Cuif" (ce sont les premiers mots du livre), puis les premiers poèmes de son fils, Michon file une métaphore magnifique, ni fontaine ni mur mais puits. La mère d’abord: "Les fleurs et les risettes, elle en faisait de la charpie, comme du reste: parce qu’elle n’aimait pas ce fils qui était elle, parce qu’elle n’aimait en elle que le puits sans mesure où tout s’abîmait; et elle était trop occupée à tâter à l’aveuglette les parois de ce puits, à en chercher le fond, pour s’aviser des fleurettes qui poussaient sur la margelle." Le fils: "[…] de grands morceaux de langue rimée qu’elle ne comprenait pas, mais sur quoi penchée peut-être sans pouvoir les lire elle voyait quelque chose de disproportionné comme son puits et d’opiniâtre comme ses doigts, la marque d’une passion ravageuse ayant oublié sa cause et dépassé son effet, du pur amour sans effet; des choses comme d’église emballées de finales lugubres, qui sentaient les brodequins et le cul-de-basse-fosse; une langue de bois dont il lui faisait l’étrenne; des tartines en latin sur Jugurtha, Hercule, les Capitaines morts de la langue morte; et dans certaines tartines sans doute il y avait des envols de colombes et des matins de juin, des trompettes, mais tout cela tombait sur la page dans un idiome opaque, du pur décembre, et calligraphiquement était disposé comme sont les vers, c’est-à-dire entre les marges un maigre puits d’encre à pic au fond de quoi page après page on choit." Ces pages sont bouleversantes, ces périodes, cette syntaxe, ce rythme, ces images, cette façon précisément de puiser dans l’imaginaire collectif, dans l’Histoire, dans les tréfonds de la langue — je suis proprement ravi, cette nuit, comme il y a quelques jours l’adjectif "épars" me ravit, par les mots "margelle" et "parentèle" et par cette phrase qui contient toute l’hypothèse de Michon, à savoir que les vers de Rimbaud sont faits de la double influence de sa mère, "souffrante et mauvaise", "créature d’ombre", et de son père, "ce père léger qui était capitaine [et] futilement annotait des grammaires et lisait l’arabe": "Les vers sont une vieille marieuse." — Je me sens là, j’écris entre mes parents, père à droite, mère à gauche — mais ce n’est pas mon sujet aujourd’hui.
 
Cette nuit, comme hier, je porte un t-shirt que ma donné Olivier, c’est un t-shirt avec un col en V d’une couleur indéfinissable à l’effigie d’Arthur Rimbaud, une reproduction, comme une sérigraphie où n’apparaissent que les traits qui permettent de le reconnaître, cette expression boudeuse qui fait écrire à Michon des pages magnifiques, et le nom du poète brodé au-dessus du portrait, deux ou trois centimètres sous la pointe du V. C’est le t-shirt du personnage principal de Bohème, et celui qu’Olivier porte lui-même dans une vidéo qu’il a postée sur Youtube, où il en lit quelques pages. Hier soir Clélie découvrait ce t-shirt. Elle s’est moquée de moi quand je lui ai dit que c’était un cadeau d’Olivier (quelque chose comme "Ouh les amoureux!") puis m’a demandé de lire le nom qu’elle peinait à déchiffrer à cause des caractères gothiques. Elle étudiera sans doute "Le dormeur du val" au collège ou au lycée, peut-être sous la bannière de la "poésie engagée" comme souvent je l’ai entendu dans les oraux de baccalauréat. Elle apprendra ces vers, ces "grandes tringles à douze pieds", comme dit Michon, et sans doute aussi à cet âge-là, elle aura un compte Facebook. Je lui laisserai peu d’images de moi, mais elle aura ces pages, pourra s’y pencher comme à la margelle d’un puits.
 
17 juillet, 1h45. Annick et Georges sont partis en Bretagne, Olivier est seul "rue Michelet", il va écrire, être en situation d’écrire longuement. J’ai lu dans l’après-midi, à la terrasse d’un café sur le Vieux Port où un serveur nonchalant nous avait servi de médiocres glaces dans des verres en plastique bleu et une carafe d’eau sans verres, son article sur le concert de Madonna publié dans le Huffington Post. C’est une drôle de sensation, que de l’imaginer à quatorze ans tel qu’il s’y décrit: "1990. Il n’y a pas de livres à la maison. Les livres viendront plus tard. Alors, il y a ce qu’il y a: la télé, la radio, Fun Radio, le Top 50, les clips. Et je découvre un territoire qui me semble bien excitant et neuf. Madonna, In bed with Madonna. Imaginez la scène, j’ai quatorze ans, secrètement je sais déjà que je suis et serai pédé. 1990, pour la première fois j’entends Justify my love. A quatorze ans je n’ai pas encore lu Duras, ni Guibert, ni Proust, ni Dustan ni Violette Leduc ni les autres. A quatorze ans je ne sais pas bien ce que cache le mot désir mais dans cette musique, dans cette iconographie, je reconnais quelque chose, à l’instinct, il se passe quelque chose, ça coagule, quelque chose qui a à voir avec l’identité, l’ambition, le goût de la marge, la transgression, la foi et le pouvoir, la libido: wanting, needing, waiting, hoping, praying, for you, to justify my love… Années 91, Madonna pue le sexe, elle est subversive, catholique, politique, imprévisible, omniprésente, autoritaire et sans rivale. Je me souviens, quand elle se love contre le corps de Tony Ward, noir et blanc chic sueur moiteur Hôtel Ritz, je suis Elle glissant sur le corps de Ward, sa langue à lui sur sa poitrine à Elle. Poor is the man whose pleasures depend on the permission of another." C’est, disons, le passage biographique de l’article, c’est celui qui m’émeut. Pour le reste, j’approuve le fond de l’article, l’argument, le regret de la disparition de la star "pharaonique" au profit d’une nouvelle Madonna rebaptisée MDNA comme sans doute on l’appelle sur Tweeter ou dans les sms pour faire court, et dont le nom qui est celui de la Sainte Vierge ainsi vidé presque entièrement de sa chair puisqu’il ne lui reste que les os de trois consonnes et un peu de chair dans la voyelle finale, simulacre de nom qui se lit comme le sigle d’une entreprise, d’une banque ou que sais-je [d’une drogue, comme Olivier me l’apprend plus tard, une fois que je suis rentré à Paris], et qui me fait penser aussi à ces dates en chiffres romains qu’on lit au bas de la première page des éditions de la Renaissance, MD…, quinze cent… Madonna est morte, écrit Olivier, vive MDNA — Les chansons de Madonna seraient chez moi un motif biographique: ce classeur qui est resté intact où j’archivais les articles consacrés à Madonna que je découpais dans divers magazines, surtout Top 50 et Ok Podium; mes deux premiers albums, True Blue et You Can Dance achetés en 33 tours en 1987, qui furent un sujet de discussion avec Estelle quand nous "vivions d’amour et d’eau fraîche" au collège comme nous l’avait reproché un professeur d’EMT (nous avions douze ans); la honte que j’ai ressentie quand je n’ai pu donner à Estelle qu’un enregistrement pitoyable d’un concert sur cassette parce que je ne disposais pas de l’équipement nécessaire chez moi et que j’avais dû me contenter d’un micro de pacotille tourné vers un haut-parleur; le trouble provoqué par Justify my love avec la voix entêtante de Lenny Kravitz en fond (je n’avais pas accès aux clips, j’écoutais des disques et des cassettes, et je jouais tout ce que j’aimais au piano, même ça); les larmes au cinéma à la fin d’Evita; un soir de crise de couple l’année de l’agrégation je crois, en 1997, où je me suis barré plusieurs heures, écoutant en boucle l’album Ray of Light sur mon baladeur à cassettes; et samedi soir Clélie qui exprimait sa jalousie vis-à-vis d’Olivier qui, lui, avait le privilège d’assister au concert de MDNA — il m’avait appelé, sans parler, mais pour nous faire écouter quelques minutes du concert, Vogue (si je me souviens bien) puis Like a Prayer.
 
Clélie n’a pas voulu se baigner aujourd’hui. Nous nous sommes promenés dans la vieille ville. Découverte de la Vieille Charité, qui accueillait les gueux au XVIIe siècle, et dont la mesure classique appliquée à un si grand édifice a inspiré à Clélie une espèce de dévotion qui l’a conduite à faire une offrande (elle a dit: "J’ai fait un don à Dieu"): objet déposé sur le gravier près du chœur de la chapelle, dans la cour intérieure de l’édifice rythmée par les arcades des galeries, babiole de métal confectionnée avec les fils métalliques dont Camille possède de précieuses bobines. Dans le café où nous avons été si mal servis, Clélie a sorti de son porte-monnaie plusieurs de ces fils enroulés et m’en a tendu un dont j’ai fait un trèfle à quatre feuilles que je lui ai donné, "pour te porter chance". Elle m’a tendu une fleur aux pétales joliment irréguliers. Ce soir, tandis que je cherchais des enregistrements des contes de Grimm sur mon téléphone, accroupi devant l’appui de fenêtre car c’est dans cette position et à cet endroit seulement que je peux espérer avoir du réseau, j’ai senti ses deux mains se poser sur mes épaules et tenter de me masser. Nous avions visionné le DVD de Cendrillon 3, je voulais retourner à la source. Clélie s’est beaucoup amusée de cette suite abracadabrante. Le jour où Cendrillon et son prince fêtent leur premier anniversaire de mariage, la baguette magique de la fée tombe entre les mains de la méchante belle-mère qui inverse le cours du temps, on reprend l’histoire au lendemain du bal, et c’est Javotte qui enfile le soulier de verre par l’effet de la magie, malgré son énorme pied. Clélie n’a pas encore trouvé de baguette qui lui convienne. Elle en cherche dans les cafés, voudrait que je commande des cocktails parce qu’ils sont souvent servis avec des "touillettes", qui font de bons simulacres de baguettes magiques. En rentrant ce soir, nous avons pris des cocktails de fruits Place Castellane dans un café où Clélie avait repéré samedi des touillettes particulièrement sophistiquées. Sa déception fut grande quand la serveuse apporta deux grands verres de mélanges de jus de fruits rouges, avec des pailles, et rien d’autre. Elle est allée deux fois aux toilettes pour pouvoir passer devant le bar et observer les tiges de plastique qu’elle convoitait. Elle aurait voulu que j’aille payer au bar pour pouvoir s’en rapprocher encore plus. Ce genre de jeu nous divertit beaucoup… 
 
Il est plus facile de piocher dans la bibliothèque de la locataire de Camille que de mettre en route sa machine à laver. J’ai abdiqué ce midi, après de nombreuses échecs. Ce soir, c’est mon téléphone qui m’a donné la solution: une requête sur Google m’a permis d’identifier le problème qui avait jusque-là la forme désespérante d’un message d’erreur clignotant et strident comme une alarme: "Error 1". Dans ce petit appartement, Clélie a donc écouté le conte de Grimm sur fond d’essorage, pendant une demi-heure, tandis que je lisais les deux chapitres de Rimbaud le fils consacrés à Banville, ce poète "qui n’a pour fonction que d’être par interim le premier des poètes" (pendant l’exil de Hugo), et que Michon imagine écrivant une lettre au jeune Rimbaud qui lui avait envoyé des poèmes, écrivant, Banville, dans son bureau de poète du 10 rue de Buci, ce bureau sur lequel il y aurait eu beaucoup de feuilles et un presse-papier aux ornements doriques. Je lisais cela dans la salle de bains comme tous les soirs aménagée en bureau, assis sur une chaise pliante, entouré de livres, carnets, magazines, cigarettes.
 
"… le Verbe qui depuis le début souffle où il veut et n’a pas de résidence."
 
Vers: tringle, mortaise, tenon.
 
On dit: coucher des tringles (écrire des vers).
 
"… une sombre fée qui se tient dans ce petit mélange d’œuvre et de vie qu’on appelle Rimbaud…"
 
Mercredi 18 juillet, 2h45.
Rimbaud le fils, encore. 
Margelle
Chanterelle
La tringle entre deux étoiles.
La bourrée de Rimbaud et Verlaine: "et il arriva que dans une chambre noire derrière des persiennes ils fussent l’un devant l’autre nus, dressés, et, en deça des cadences et des nombres issus de la voyance, en deça de tout poème ils s’abouchèrent…"
"Car l’œuvre est de race ogresse."
"… la scie sur la jambe à Marseille…"
Le portrait de Carjat (le t-shirt d’Olivier), Rimbaud boudeur murmurant pendant la pose des vers du Bateau ivre, mais lesquels…
 
"J’arriverai peut-être à diriger ma pensée au mieux de mes intérêts." (Les Champs magnétiques) Et, pour Olivier: "De tous les navigateurs supposables, celui qui a la poitrine en forme d’escale me plaît le mieux. Sur une piste bondée d’étoiles ces cycles insensés soufflent le vent. On n’a plus beaucoup de jours à dormir."
 
De moins en moins de vent, la nuit respire de la respiration de Clélie et d’un grésillement de voix provenant d’une maison de l’autre côté de la cour, une radio ou un téléviseur. Liz Taylor dans Cléopâtre, Clélie émerveillée, devançant certaines péripéties car elle a vu une comédie musicale qui semble-t-il s’inspire du film. Elle savait que Cléopâtre était caché dans le tapis offert à César.
 
J’ai l’impression que nous sommes les deux seuls ploucs (Clélie s’amuse beaucoup de ce mot) à nous tartiner de crème solaire, une crème blanche qui résiste à l’eau pour Clélie, indice 50, et une huile pour moi, indice 30. Quand nous sommes arrivés à la plage et que j’ai commencé à étaler la crème sur la peau de Clélie, une fille de son âge nous a regardés avec dédain en disant que ça ne servait à rien. 
 
J’ai aux bras comme hier soir une espèce d’eczéma. Rien la journée. Hier soir le bras gauche, cette nuit les deux bras. Sur France Info ce matin, une chronique sur les puces qui peuplent les lits, matelas, sommiers, tables de nuit. 
 
Devant les peintures d’Hundertwasser à la Vieille Charité, Clélie s’exclame comme samedi au feu d’artifice. A l’entrée de l’exposition, elle a lu mot à mot le texte de présentation. Elle a reconnu que c’était un peu compliqué pour elle et m’a demandé le sens de l’adjectif "pictural". Pendant qu’elle lisait, j’ai photographié une citation du peintre: "Je me réjouis d’avance de redevenir humus, enterré nu et sans cercueil, sous un hêtre planté par moi-même sur mes terres. L’inhumation devra avoir lieu sans cercueil, dans un simple linceul, à une profondeur minimale de soixante centimètres en pleine terre. Un arbre sera planté sur la tombe pour perpétrer, symboliquement et réellement, la vie du défunt. Un mort a le droit d’être réincarné, par exemple sous la forme d’un arbre qui pousse sur lui et par lui. Cela donnerait naissance à une forêt sainte de morts vivants, un jardin des morts heureux."
 
3h30. Tandis que je fume dans la salle de bain, alerte sur mon téléphone dans le séjour. A cette heure, ça ne peut être qu’Olivier, et c’est bien lui. Soirée arrosée, il me parle d’un état "indescriptible". Je lui dis bonne nuit, et de voyager. Je lui envoie une photo que je prends pour l’occasion: la table de travail ("table de poète" comme dit Pierre Michon): un angle du clavier de mon ordinateur, la couverture de Rimbaud le fils où l’on voit le poète alité, tête sur l’oreiller ("Epilogue à la française. Portrait du Français Arthur Rimbaud blessé après boire par son intime le poète Français Paul Verlaine. Sur nature par Jef Rosman.", sur le livre une bougie volée à Notre Dame de la Major (sur le pot de plastique transparent, une étiquette à l’effigie de cette vierge dorée, et cette inscription: "N.D de la Major / Priez pour nous").
 
Dans la cathédrale j’ai aussi acheté deux autres bougies: Clélie a glissé une pièce de deux euros dans un tronc et a choisi deux petites bougies qu’elle voulait allumer dans l’une des chapelles du chœur, une chapelle consacrée à la vierge ou à une sainte quelconque où aucune bougie ne brûlait mais qui était baignée d’une lumière chaude, le soleil dans les vitraux. En sortant de la chapelle j’ai photographié le sol de la nef aux endroits où tombait la lumière du soleil, et Clélie m’expliquait qu’elle avait parlé à sa grand-mère maternelle alors qu’elle ne savait pas quoi dire à ma mère puisqu’elle ne l’avait pas vraiment connue.
 
Je feuillette le catalogue de l’exposition, conforme à tous les produits dérivés de l’œuvre d’Hundertwasser dont il a lui-même défini le cahier des charges. Le signe le plus évident en est le choix systématique du noir comme fond des tableaux et des textes, qui fait ressortir les couleurs vives, l’or et l’argent des premiers, et rend les seconds malaisés à lire, sans parler des cartes postales, au dos desquelles on ne peut écrire qu’au moyen d’un feutre-pinceau vendu dans la boutique également. Clélie en choisit un bleu turquoise pour écrire à sa mère. J’ai découvert Hundertwasser quand je travaillais au pair en Bavière il y a presque vingt ans, tout près de la frontière avec l’Autriche et la République Tchèque. J’y ai fait mes premières baignades nu dans une rivière, puisque c’est comme cela qu’on faisait dans la famille qui m’avait embauché. C’était l’Inn ou l’Ilz, je ne sais plus, mais je me souviens que l’Inn, l’Ilz et le Danube se rencontrent à Passau, où je traînais tous les dimanches. La dame était décoratrice de vitrines de boutiques. Elle faisait des choses affreuses. Un jour, elle me demanda de peindre plusieurs Pères Noël de deux mètres. Elle m’avait montré un modèle sur un magazine et m’avait laissé travaillé dans le sous-sol de la maison. C’était en juillet, elle anticipait les décos de Noël. J’avais aussi peint un château de conte de fée qu’elle avait utilisé dans une vitrine en Autriche. C’est elle (son prénom me revient: Magdalena) qui me fit découvrir Hundertwasser, auquel les Allemands, écolos avant tout le reste de l’Europe, vouaient un véritable culte. Dans l’exposition de la Vieille Charité, j’ai découvert des peintures que je ne connaissais pas, celles qui sont datées de la fin des années 90. Il y a un très bel autoportrait au pastel daté de 1948. Hundertwasser a vingt ans. Il y a toute une rêverie sur la spirale. Des titres comme Blue blues, Les maisons sanglantes, Maison fièvre de sang, Pleurs pour Egon Schiele, Le je ne sais pas encore, Le presque cercle, Bateaux regardant des bateaux sur le fleuve violet, Les 30 jours fax image (le préféré de Clélie). 
 
17h40. Aujourd’hui on ne bouge pas, Clélie ne voulait pas aller à la plage. On est sortis tout à l’heure pour rapporter les vidéos dans ce drôle de vidéo club au sous-sol d’un immeuble boulevard Baille, une longue pièce aux murs tapissés de DVD qui mène au vendeur, tout au fond, derrière une table usée, qui vous rabote les disques trop usés pour faire disparaître les griffes comme on ponce une planche (il paraît que le procédé ne peut fonctionner que quatre ou cinq fois car au-delà les données s‘effacent pour de bon). La première fois que nous y sommes allés, Clélie a été étonnée que le vendeur me tutoie. Il était bien gentil ce vendeur, disponible et de bon conseil, mais je n’ai plus vingt ans et ne suis plus habitué à ce qu’un inconnu me tutoie. On a regardé la fin de Cléopâtre ce midi, Clélie allongée sur son lit, et moi d’un œil distrait. J’ai fini par renoncer, c’était trop long, mais on a assisté au suicide de la reine en déjeunant. 
 
J’ai lu le dernier chapitre de Rimbaud le fils, y ai relevé encore des phrases et des tournures magnifiques. Pierre Michon, parlant des tringles du poète, tend lui aussi "des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et [il] danse", comme je le lis dans Une Saison en Enfer, que je n’ai pas emportée dans ma valise, mais que j’ai piochée dans la bibliothèque de la locataire. C’est une vieille édition de poche datée de 1964, avec en couverture ce fameux dessin de Verlaine où Rimbaud est croqué avec une pipe, un chapeau, les mains dans les poches de la veste, et des cheveux plus longs qu’à la mode de 1830, comme le dit Michon. L’auteur de la préface prend toutes les précautions nécessaires en parlant des théories et des exégèses "fausses ou floues", tout ce que Michon appelle "le tourniquet herméneutique, le moulin de l’interprétation". Je me demande quelle conscience Michon a de la beauté de son livre. Je ne sais pas quel homme il est. Quand j’étais sur Facebook, j’avais été surpris et ravi qu’il acceptât d’être de mes "amis". C’était bien dérisoire, mais j’étais content, je croyais encore un peu à l’intérêt d’avoir un réseau, d’appartenir à une constellation artistique dont les informations sont stockées je ne sais où dans le monde, avec des milliards de tringles qui connectent les hommes et qui les font danser. J’étais aussi un peu chagriné qu’il fît partie, Michon, de ce réseau où tant d’étoiles veulent briller qu’il ne fait plus jamais nuit la nuit. Les étoiles ont quitté le firmament, elles brillent de tous leurs écrans dans les immeubles.
 
Illuminations: "ce petit tourbillon dans lequel toute la langue fuit avec le sens qui s’en va".
 
Périphrase: "l’art obscur des nitrates que la lumière émeut sous la cagoule noire…"
 
Aura: "le portrait ovale qui pèse autant que l’œuvre entière, ou peu s’en faut."
 
Je ne résiste pas à l’envie de copier un passage plus long: "Et s’ils pratiquèrent l’art obscur des nitrates que la lumière émeut sous la cagoule noire, je les ai vus cent fois et je veux les voir une fois encore faire ce portrait que j’ai dit, cette mandorle plus connue maintenant en ce monde que le voie de sainte Véronique, plus sensée, plus vide, cette très haute icône sur laquelle la cravate éternellement penche, la cravate dont éternellement on ne connaît pas la couleur." Et aussi cette parenthèse où enfin Michon s’adresse à Rimbaud: "je souhaite de tout mon cœur, Arthur Rimbaud, que vous ayez réellement, brutalement, porté à même la peau cette magique ceinture d’or que certains vous prêtent, et que dans les déserts elle vous ait donné tous les droits". Ces deux-là sont connectés, ça ne fait pas de doute.
 
23h45. Clélie est dans son lit, j’ai éteint les lumières, elle écoute des contes d’Andersen dont me parviennent, brouillés par les voix des autres maisons — plus de vent du tout cette nuit, on laisse les fenêtres ouvertes, la ville paraît plus animée —, des éclats de voix et de musique des Habits neufs du roi car mon téléphone est posé devant la fenêtre ouverte, et que je suis de l’autre côté, dans la cour. 
 
J’ai fait du pain perdu, une des recettes les plus élémentaires que je connaisse, que faisait ma mère, et que je fais à ma façon, avec du miel et quelques raisins secs que Camille avait laissés dans son réfrigérateur. Je bois beaucoup de thé vert, le thé est meilleur dans la théière japonaise de Camille, cet objet lourd en métal qui a le dos hérissé de piques comme celui d’un animal préhistorique. Ce soir j’ai mangé de la viande, la première fois depuis vendredi dernier. Je sens que mon corps jouit de tous ces fruits et légumes et de l’absence d’alcool. Resterait à abandonner la cigarette, comme je l’ai fait en novembre, mais malgré les avertissements de Clélie, qui m’a donné au début des vacances un livret de prévention contre les dangers du tabac, je persiste.
 
J’ai eu trois appels aujourd’hui: ma conseillère bancaire qui me propose un rendez-vous pour faire le point sur mes affaires (j’ai demandé s’il y avait une raison particulière, une urgence, mais il ne s’agit que de faire le point, comme il y a un an en juillet… soit, ce sera un samedi, puisque le rendez-vous aura lieu à Valenciennes, le 28); Camille qui m’a parlé d’une amie comédienne que je ne connais pas, de ses amis danseurs qui habitent à Marseille, de Viviana et d’Olivier, de ses promenades en forêt, des vols de canards, de son matelas de feuilles, des touristes néerlandais, du portrait au crayon que Clélie fit d’elle l’année dernière, qu’elle a collé dans une frise sur un mur de son appartement et que je n’ai pas encore trouvé, du fil à retordre dont elle veut bien laisser une bobine à Clélie qui se rêve "créatrice de bijoux"; et Olivier qui était sous le choc d’une attaque via Facebook à propos de son article sur le concert de Madonna. Il avait intitulé son texte "Madonna est morte", et on lui répliquait: "c’est toi qui es mort", et aussi "je je je". Je voudrais veiller sur son sommeil.
 
J’ai commencé à me documenter sur le séjour de Rimbaud à Marseille grâce à mon téléphone, mais de même que Camille, qui a oublié la batterie de son téléphone, doit choisir entre les appels téléphoniques et l’utilisation de son iphone pour écouter la radio, je ne peux consulter internet à cette heure tardive où mon Blackberry joue les conteuses. Je patiente donc avec mon ordinateur, à la lumière d’une bougie, j’attends encore un peu pour me renseigner plus avant sur cet hôpital de la Conception où l’homme aux semelles de vent se fit amputer d’une jambe qu’une tumeur au genou avait rendue semblable à une citrouille. J’ai lu des télégrammes qu’il a échangés avec sa mère, des phrases de détresse sur la misère humaine, qui me font penser, comme souvent quand on s’interroge sur le sens de la vie, à un texte d’Erasme, toujours le même, dont j’ai sans doute déjà parlé sur mon blog. C’est un adage qui s’intitule Homo bulla. L’homme est une bulle, sa vie est bien brève, on meurt d’un rien (un grain de raisin), et, paradoxalement [de mémoire] "c’est cet être qui machine de si profonds désordres et pour les passions duquel ce monde est trop étroit". Minuit passé, j’ai repris mon téléphone. Lettre à sa sœur Isabelle datée du 23 juin 1891: "Enfin, notre vie est une misère, une misère sans fin! Pourquoi donc existons-nous?" Requête sur Google: "Marseille hopital de la conception". L’adresse s’affiche: 147 boulevard Baille. C’est près de chez Camille. Je cherche l’emplacement exact sur Google Maps, où je vois la rue Brochier (chez Camille), la rue des Vertus que j’emprunte assez souvent pour rejoindre la station de métro sur le boulevard, et je situe l’hôpital non loin de là, sur une portion du boulevard que je ne connais pas. J’irai voir avant de rentrer à Paris, il doit bien y avoir une de ces plaques commémoratives dont les villes françaises sont fleuries.
 
Jeudi 19 juillet, 23h. Nous sommes arrivés il y a une semaine. Nous partirons samedi. Ce matin nous nous sommes levés tôt, moi à 8h30, Clélie à 9h. Je l’ai réveillée, j’avais ouvert les volets, allumé la radio, commencé à préparer le petit-déjeuner. 
 
Au Vieux-Port nous fûmes agressés par une machine qui faisait un bruit infernal. On l’entend de très loin, mais pour embarquer sur la navette qui nous conduirait aux îles Frioul, il fallut attendre longuement au guichet, changer de queue parce que nous n’avancions pas, laisser passer une jeune fille qui avait réservé pour un groupe et qui se disait prioritaire. Je ne saurais donner d’autre nom à cet engin qui ressemble à un énorme piston de peut-être cinq mètres, qui claque et qui crache une fumée noire dégoûtante, s’arrêtant quelques minutes et reprenant de plus belle dans un mouvement de pendule apocalyptique, car même la vendeuse qui travaille là toute la journée fut incapable de me dire de quoi il s’agissait, avec son joli sourire et sa façon d’encaisser mes deux billets de vingt euros trop neufs et trop collés pour qu’elle ni moi nous rendîmes compte que j’étais en train de payer deux fois. Les travaux dans le Vieux Port obligent les touristes à des contorsions assez pénibles mais je m’habitue à ce paysage de chantier, aux barrières métalliques, aux panneaux jaunes, aux restaurants qui proposent des menus drôlement qualifiés de "spécial travaux". Dans le bateau, comme l’année dernière, Clélie se penche pour toucher l’écume. Nous sommes assis près de trois jeunes filles impénétrables. Leur voile serré à la courbe du mention est tenu par deux épingles dont la minuscules tête de métal brille à la tempe. En face de moi, l’une a le pied couvert d’un bas noir opaque et serré dans une ballerine, et l’autre qui porte des sandales exhibe des ongles vernis d’une couleur indéfinissable. Au château d’If, nous patientons en attendant la visite guidée, lisons les panneaux qui décrivent les goélands leucophées et les lézards siciliens, Clélie me montre des cactus, je prends une photo de l’horizon embrumé. Le guide est un véritable animateur: il déploie une énergie fatigante à vous réveiller les esprits d’un groupe de touristes en tongs qui n’ont même pas "révisé" (sic) leur Dumas, fait de longues phrases au bout desquelles il place la main derrière l’oreille en avançant la tête vers nous avec des yeux rieurs pour que nous prononcions le mot qui nous donnera la clé de son discours dramatiquement suspendu. C’est un texte à trous en quelque sorte, c’est ludique et Clélie s’ennuie ferme, alors nous montons au premier étage car nous avons repéré, depuis la cour où nous stationnions depuis une dizaine de minutes, la cellule de l’homme au masque de fer. Je suis plus intéressé par le séjour d’un rhinocéros en provenance de Lisbonne qu’on exhiba quelques semaines sur l’île avant de l’acheminer vers l’Italie où il devait être offert à Pie X (mais le bateau fit naufrage et c’est un rhinocéros empaillé qu’on amena au pape) que par toutes les tartines au sujet du roman de Dumas. Mais après tout je retiendrai que cette île fut le premier lieu qu’on visitât à cause de la passion d’un roman, l’engouement s’étant manifesté dès les années 1840 alors que le fort servait encore de prison. Sur l’autre île, nous nous baignons dans la même calanque que l’année dernière, admirons les poissons dont nous perturbons les bancs ordonnés. Après le déjeuner sur la plage de cailloux, je m’endors, grille au soleil, me réveille à demi à cause des gouttes d’eau comme des glaçons sur ma peau brûlante quand Clélie revient émerveillée de tel poisson rouge qu’elle a suivi ou d’une "cachette" qu’elle voudrait me montrer. Je me baigne à nouveau avec elle après l’arrivée d’un groupe d’une cinquantaine de touristes tous vêtus d’un t-shirt blanc qui envahissent bruyamment la plage et font taire soudainement les jeunes délurés qui lançaient des cailloux et hurlaient pour se parler. Il y a un autre père avec son enfant, un garçon, un adolescent de quinze ans qui s’amuse puis a l’air de s’emmerder, se laisse brûler lui aussi par le soleil en laissant tomber un caillou blanc sur son ventre un peu gras, mouvement de pendule qui rythme des pensées d’adolescent, des choses qu’on rumine, fantasmes, doutes, craintes qu’on ne confie pas à un père — ou rêve-t-il une couleur, un tableau, un poème, une suite de 0 et de 1, une équation poétique ou mathématique, ou la brume qui maintenant nous nimbe et nous fait grelotter…
 
Comme je sentais Clélie un peu triste ce soir, après le dîner, et que je devinais qu’elle avait quelque chose sur le cœur, je lui proposai une balade jusqu’à l’hôpital de la Conception — je lui avais parlé de Rimbaud, quelques mots, dans la journée, pour la prévenir que nous irions voir cet hôpital, ne me souvenant pas alors qu’elle avait déchiffré le nom de Rimbaud sur le t-shirt d’Olivier il y a quelques jours;  elle m’avait répondu, inversant les mots du titre: "Oui, j’ai vu le livre dans la salle de bain, Le Fils Rimbaud", et j’avais remis du désordre dans les mots sans commenter cette fantaisie syntaxique, ne pouvant encore lui expliquer que la tournure qu’elle avait spontanément rétablie conformément à l’usage est chargée d’une rudesse et au sens propre d’une vulgarité qui ne sied pas au poète, ni que celle de Michon, première merveille de sa langue au seuil du livre, place la tringle très haut. Il y a bien un hôpital de la Conception mais nul signe architectural qui indique un passé plus lointain que les années soixante-dix. A l’entrée, j’ai indiqué à un malade au bras plâtré la direction d’un Carrefour Market. Sur le chemin du retour, j’ai donné une cigarette à un garçon qui me la demandait si gentiment et qui avait des jambes si longues et si fines, comme son copain ou son frère qui l’accompagnait — ils semblaient plutôt deux frères, avec leurs longs et très fins corps de filles, mais l’un avait les cheveux si libres et bouclés, et l’autre si ras que c’était incertain, leurs jambes avançaient du même mouvement que je contemplais à loisir tandis qu’ils s’éloignaient et que Clélie achevait le récit de ses aventures de sorcière, m’expliquant finalement qu’elle était un quart sorcière, un quart ange et un quart diable, à quoi je rétorquai que dans ce cas, c’étaient des tiers et non des quarts: elle prit une mine pensive et admit qu’elle était effectivement composée de tiers. Elle était peinée que les adultes ("vous les adultes") ne croient pas aux histoires de sorcières qu’elle échafaudait avec ses copines. Il fallait la croire quand elle disait que près de l’arbre de la paix planté dans la cour de son école se trouvait un monument qui était en fait une tombe, comme le quatuor de petites sorcières l’avait remarqué, et que l’inscription "PAIX", sous un certain angle, se pouvait lire "2017", exactement comme Breton évoque dans Nadja les enseignes "BOIS-CHARBON" qui se lisent "POLICE". C’était parfaitement logique d’après elle car, comme elle me le rappela, 2017 serait l’année de l’élection du président de la République, mais elle finit par reconnaître que cela ne faisait guère avancer son affaire, c’est-à-dire son "enquête", qui occupe ses pensées quotidiennement, sorte de devoir de vacances des sorcières en herbe.
 
Olivier m’a envoyé un article qui sera publié samedi dans le Huffington Post et qui restera en première page tout le week-end. C’est peu ou prou le texte qu’il m’a fait lire hier, une sorte de droit de réponse en forme de défense et illustration de la légitimité de son "je" à une attaque publique (puisque Facebook est de plus en plus utilisé comme un espace public). 
 
21 juillet, minuit 50. Sautes d’humeur de Clélie. Robe verte à bretelles tressées d’or, ceinture d’or qu’elle ne veut pas porter, on défait les passants (je pense à la ceinture d’or de Rimbaud et ce qu’en dit Michon), montre à gousset qui ne donnera jamais l’heure plus de cinq minutes après qu’on l’aura réglée, mais Clélie s’en fait un pendentif pour compléter sa tenue de Cléopâtre (c’est le jeu du jour). On organise un mariage avec son Kiki, sa petite peluche bizarrement rose importée de Hong-Kong qui s’est épris de la Cléopâtre du film — l’art de faire parler et d’animer les figures de mousse ou de papier, de jeter des sorts avec les "touillettes" récoltées dans les cafés et parées du fil métallique de Camille, enroulé autour de la tige de plastique, lui donnant une espèce d’aura par le travestissement de sa fonction triviale.
 
Nous ne devions pas aller à la plage, Clélie n’en avait pas envie. J’ai fini par la convaincre vers 16h. Nous avons descendu comme d’habitude la rue d’Aubagne où la tension était perceptible à chaque coin de rue, jusqu’à ce qu’elle éclatât franchement entre un jeune homme en scooter et le conducteur d’un véhicule utilitaire qui peut-être avait manqué le renverser. On installait des tréteaux sur les trottoirs, on vendait des gâteaux à l’occasion du Ramadan dont c’était le premier jour. La plage nous parut vide et calme: plus de cris, de jeux de ballon, de courses folles entre les juilletistes allongés. Même la mer était calme pour une fois et l’on put voir quelques poissons dans l’eau claire alors qu’à cet endroit nous l’avons toujours connue chargée d’algues et de sable.
 
"Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin." J’ai noté cette phrase de Karl Kraus, cité par Benjamin, cité par Yves-Noël, qui lit Benjamin ces jours-ci semble-t-il. Comme à son habitude, Yves-Noël n’a pas indiqué le nom de l’auteur du paragraphe qu’il a recopié sur son blog. Je n’étais pas sûr que ce fût Benjamin — et pourtant j’ai dû lire et annoter le passage en question sur mon édition de poche, puisque c’est moi qui ai parlé de Benjamin il y a quelques semaines à Yves-Noël, qui se demandait alors quels livres il allait emmener en vacances. Depuis que j’ai recopié la phrase de Kraus à la fin de mon fichier après l’avoir lue sur le blog d’Yves-Noël, noircissant les pages et repoussant régulièrement la petite citation à la page suivante en me demandant si j’allais l’intégrer à mes notes marseillaises éparses, elle me trotte dans la tête. Son sens m’a d’abord paru évident puis je l’ai perdu complètement quelque temps, comme si la phrase elle-même subissait la mise à distance du mot provoquée par son auscultation, l’un et l’autre doués d’une volonté et préférant rester insaisissables; mais le sens s’installe enfin de manière plus stable et plus durable je crois: c’est toute la tension entre ma volonté de saisir l’adjectif "épars" la semaine dernière, quand son emploi incongru à la radio me l’avait rendu étrange et étranger malgré sa banalité, et la capacité du mot à échapper opiniâtrement à mon entreprise, comme ces moustiques que je traquais dans la salle de bain qui me servait, au début de mon séjour, quand le vent trop fort ne me permettait pas d’écrire dans la cour à la lumière de mon écran et d’une bougie comme ce soir, de bureau de poète.
 
10h40, le train vient de partir, j’ouvre mon fichier pour y écrire une dernière fois. Je me suis levé à 7h15 après avoir dormi environ quatre heures. Il y avait un mail d’Olivier, que j’ai lu comme une caresse matinale. La valise était faite, plus ventrue qu’à l’aller. J’ai préparé du thé, que j’ai bu dans la cour en fumant une cigarette roulée. Sur les boîtes aux lettres de l’immeuble, je cherche le nom de Camille et le trouve sous celui de sa locataire, qui se prénomme Charlotte. Il y a cinq autres boîtes (cette ancienne maison familiale a été divisée en six appartements). Je m’amuse de découvrir deux noms familiers parmi les voisins de Camille: Mlle Steiner et Izambard, ce dernier me rappelant le livre de Michon rouvert et refermé dans la nuit, où je cherchais à la page quarante-huit le contexte dans lequel il place cette formule qui résume le travail de tout poète, à savoir, comme il le dit à propos de Rimbaud dont Banville découvrait quelques poèmes dans des lettres: mêler "juin, la langue et soi-même". 
 
Les voyages en train, à condition qu’ils soient assez longs, me font souvent penser à ce mouvement intérieur provoqué et accompagné par celui de la traversée du pays que décrit le narrateur de Sylvie au début de son récit. Alors vous cheminez sans entrave dans la mémoire et quelque mot ou quelque idée vous saisit, sur quoi vos facultés associatives trament une histoire jusqu’au terme de leur figure de spirale où se mêlent le monde référentiel (c’est-à-dire désignable comme une réalité partagée par vos semblables), la langue dans sa surface moderne et instable mais aussi dans sa profondeur séculaire et mystérieuse (non moins instable), et vous-même personnellement puisque tout cela n’a d’existence et éventuellement de sens que par vous. Ce sont des excentricités qui naissent de votre centre, vous qui n’arpentez guère la place publique et qui vainement parfois préférez les quartiers périphériques, qui du savon de la langue soufflez des bulles scintillantes, et plus rarement, de la pâte des mots, confectionnez un mortier qui consolidera les murs de votre œuvre.

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