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Sur les traces de Bichon

En relisant "Bichon chez les Nègres", j’éprouvais cette sensation étrange qu’on a souvent quand on relit un texte dont on a depuis longtemps oublié le détail, mais dont il restait assez de souvenirs (pas de la chose contée, mais d’une époque de votre vie, d’un contexte particulier, de la personne qui vous l’avait fait lire, en l’occurrence un professeur, mais lequel…), assez de liens avec d’autres textes en rapport avec lui pour des raisons idéologiques ou esthétiques, et la conscience qu’on avait affaire à un texte déterminant dans l’histoire des idées ou de la littérature, pour que ce fût de ce texte-là et pas d’un autre que j’eusse besoin pour accompagner ma lecture effarée de l’article du Monde dont je parlais la nuit dernière. J’avais oublié jusqu’au titre, mais je savais comment le retrouver dans Mythologies. Je fus étonné cependant et déçu de sa brièveté, car j’aurais aimé un compte rendu plus circonstancié de l’article de Paris-Match, qui bizarrement ne se trouve pas sur internet, mais enfin, l’analyse de Barthes me paraît toujours aussi juste, et je ne laisse pas de m’étonner que la presse continue, en 2012, de charrier une espèce d’innocence intellectuelle qui est plutôt une détestable mystification.

"C’est une situation grave pour une société que de se mettre à développer gratuitement les formes de ses vertus", il faut que j'apprenne cette sentence. J’ai l’impression de la découvrir, comme si je ne l’avais même jamais lue, et je me dis qu’un jour je relirai Proust, comme il se doit. Un de mes professeurs disait, ou était-ce à la radio: "On ne lit pas Proust, on le relit." Qui ne le sait pas… Qui lit Proust? (Terminerai-je donc la Recherche, et la relirai-je?) Mais revenons à Bichon, dont je me souvenais des boucles blondes et du contraste de ces boucles et de la couleur des Nègres Rouges.

Le texte de Barthes, qui n’avait jamais été qu’une rapide et brillante analyse d’un article de magazine certes, ainsi que des photographies qui l’illustraient, mais qui restait un texte d’apparence austère dans un livre sans images, et dont l’intérêt pour moi tenait en grande partie à l’absence d’illustrations précisément, et au pouvoir imageant du texte (car les plus fortes images sont dans les livres, pas sur les écrans de cinéma ni dans les magazines), ce texte perdit insensiblement son superbe mystère au moment où s’afficha, à l’écran de mon ordinateur, la photographie de Bichon, un peu abîmée, avec une pliure verticale, sur laquelle campait le bambin aux côtés de Noirs dont je me demande si l'aspect moins menaçant que ce que j'escomptais tient aux représentations imaginaires que je m'étais faites et à la puissance évocatrice du texte de Barthes privé d'illustrations, et Bichon aussi blanc, blond et bouclé, mais à la façon surannée des réclames pour la marque Bébé Cadum. Je parcourus ensuite le blog sur lequel cette photographie avait été publiée, et à ma grande surprise j’appris que c’était le porte-voix de la mère même de Bichon, qui y fait la promotion de ses livres, et que l’on présente ainsi:

"Lors de son expédition en 1952 au Nigeria, Jeannette Fievet-Demon a mis au monde Francis-Didier, dit Bichon, qui devint ainsi le plus jeune explorateur du monde, dans les zones qui étaient alors les plus primitives de la planète. De sorte qu’à l’âge de 3 semaines, Bichon était déjà juché sur la tête de son boy dans un panier d’osier, surplombant ainsi les pistes coupées de torrents furieux qui mènent au pays des Kaleris ou "Nègres Rouges". Ce livre enfin réédité raconte en textes et en images les premières aventures de Bichon explorateur et de ses parents. Nous l’accompagnerons donc sur les sentiers sauvages du Nigeria, parmi la tribu des Kaleris, paléonégrétiques cachés dans leur montagne et craints à cause de la réputation de cannibales donnée par les explorateurs Barth et Klapperton au 19ème siècle. Bichon, qui aurait pu naître dans une paisible campagne française, fit donc son éducation dans les régions les plus redoutées de l’Afrique. Emboîtons-lui le pas, ainsi qu’à ses parents, et savourons ainsi les impressions de cette petite cellule familiale à travers ces contrées."

Comme si Barthes n’avait pas écrit "Bichon chez les Nègres", ou peut-être malgré Barthes, contre Barthes, par incompréhension ou contemption de Barthes: c’est de cette façon aussi, et ô combien plus coupablement à mon avis, qu’Emmanuelle Lequeux a rédigé son "rêve artistique" censé éveiller les petits Africains. Souvent, en lisant Muray depuis trois mois, je me suis demandé comment tout ce que Paris compte de plumitifs (comme il dit) peut continuer de l’ignorer, c’est-à-dire écrire comme s’il n’avait pas fait trembler le pays jusqu’à l’écroulement du château de cartes du Bien qu’on vous administre quotidiennement sous toutes les formes et qu’on finit toujours par vous intimer d’incarner. C’est sans doute qu’il suffit de l’ignorer: ne pas le lire par paresse intellectuelle, se contenter de l’avoir apprécié par extraits (lus au théâtre par un comédien célèbre l’année dernière), ou rejeter catégoriquement sa vision du monde, mais alors, quelle pauvreté!

Je n’ai certes pas lu le livre de la mère de Bichon, mais il y a fort à parier que ses récits de voyage sont à comprendre à l’aune de la sentence que j’ai citée plus haut. Cette femme est née en 1918, elle est peut-être encore en vie. Il y a peu de notes sur son blog, la dernière date de 2010. Cette découverte me fait l’effet de ces fables trop connues que l’on réécrit du point de vue d’un personnage secondaire. Il est intéressant aussi qu’il ne semble question, sur ce blog, que de la mère et du fils, dont quelques images délavées sont publiées. On retrouve Bichon à l’âge de huit ou dix ans, il tient entre ses bras un lionceau, il pose, sourit en fixant l’objectif, ses cheveux ne sont plus blonds et bouclés mais châtains et peignés. Citons pour finir un poème de la mère, où l’on ne s’étonne pas de trouver la figure terrifiante de l’artiste:

L’ARTISTE

Chanteur, sculpteur ou écrivain,
Peintre, poète ou musicien…
Mais tout cela revient au même!
L’artiste a besoin de communiquer
De faire passer ses idées
Et ses émotions partager…
Il a besoin de faire rêver
Alors tous les moyens sont bons.
Il choisit ceux [sic] pour quoi
Il est le plus doué
Et si l’un d’eux, parfois,
Vient à lui faire défaut
Touche à tout de génie
Comme l’était Cocteau
Il voit comme par miracle
L’autre se développer [tout est dit],
Et il passe gaiement
De la peinture au chant
Et du chant à la peinture
Aux rimes, à la littérature!
Et personne ne saura jamais
Le plaisir qu’il a de créer!

"On se débrouillera pour trouver du papier et des crayons!", dit Ingrid Brochard dans l'article du Monde.

 

http://jeannettefievet.unblog.fr/

Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Voici un portrait de Jeannette Fievet dans La Voix du Nord:

Jeannette Fievet, l'itinéraire extraordinaire d'une enseignante devenue grand reporter

Née à Bruay-en-Artois sous les bombardements allemands en 1918, Jeannette Fievet figure parmi les premières femmes exploratrices à avoir sillonné l'Afrique. Enseignante en mathématiques au collège de Bruay, elle largua les amarres avec son mari dans les années 50 avant d'être recrutée par le célèbre "National Geographic magazine" qui l'envoya parcourir le continent noir appareil photo et caméra au poing. Aujourd'hui âgée de 94 ans, elle coule une retraite paisible à Toulon où elle s'adonne toujours à l'écriture.

Le titre d'un des livres de Jeanette Fievet résume à lui seul la philosophie de son auteur: "Il faut oser changer de vie". Il faut reconnaître qu'à première vue, rien ne prédisposait la petite Jeanne Demont, née rue de Fives, et orpheline dès l'âge de 19 ans, à devenir grand reporter... Née sous les bombes et le poids de la misère, elle dut survivre au gazage de son père, à la maladie de sa mère et à une marraine revêche qui lui mena la vie dure.

Naturellement douée pour les études, Jeannette refusa pourtant ce destin tragique précoce et réussit à décrocher un professorat de mathématiques, puis d'arts plastiques, avant de prendre son envol.

Séparée d'un mari fracassé par la guerre, "et jaloux comme un pou", elle s'exila à Paris où elle recroisa par hasard la route d'un séduisant élève du collège de Bruay - Maurice Fievet - qui lui déclara sa flamme. "Je ne suis pas du genre à coucher dès le premier soir vous savez, s'amuse la stupéfiante nonagénaire, mais j'ai fini par devenir sa femme, pour lui faire plaisir..." Né aux États-Unis, "d'un culot monstre", Maurice est à l'époque un peintre dont le tout Paris ne dit que du bien. À tel point qu'un galeriste de la rue Raspail propose au couple un voyage au Maroc aux frais de la princesse en échange d'une exposition. Sans se faire prier, les tourtereaux mettent le cap sur les terres des seigneurs de l'Atlas... Au retour de "cette aventure au bout du pinceau", Paul-Émile Victor, "Le" président de la Société des explorateurs, tombe sous le charme de ces carnets de voyage illustrés et prend les Bruaysiens sous son aile. Jeannette et Maurice, avides de grands espaces, obtiennent grâce à leur mentor un ordre de mission du Général de Lattre-de-Tassigny qui leur permet d'accéder aux zones les plus reculées d'Afrique noire... Avec l'insouciance de ses 29 ans, Jeannette s'installe au Nigéria où elle monnaie ses talents de photographe au journal Vogue tandis que Maurice amadoue les roitelets locaux en les croquant sur ses toiles. "Rien de tel pour se faire des amis!", rit Jeannette.

Séduit par la qualité des clichés de la jeune exploratrice, le National Geographic lui proposa une entrevue pour un poste de correspondante chargée de la réalisation de photos et de films pour les télévisions du monde entier. Jeannette, qui n'en croit pas ses yeux, signe un juteux contrat et poursuit ses pérégrinations au gré des lettres de missions. "J'ai couvert l'indépendance du Congo, du Ghana, le départ des Anglais d'Afrique du Sud, tout ça en écrivant un livre dédié aux Kaleris, Les Nègres rouges. Ils ont longtemps été cannibales mais ça ne m'a pas empêchée de leur présenter mon fils Francis, dont je venais d'accoucher." Avec lui, Jeannette continuera pendant plusieurs années à sillonner l'Afrique (Kenya, Tanzanie, Tchad, Ouganda, Zambie, Afrique du Sud, etc.) en recentrant ses travaux sur la photo animalière. De retour en France au début des années 70, Francis ne supportant pas Paris, elle retrouve un poste d'enseignante dans le midi avant qu'il ne la quitte, victime du sang contaminé. Jeannette vit depuis à Toulon avec ses souvenirs et assouvit sa passion pour l'écriture en écrivant des poèmes.

Arnaud Déthée

Dimanche 14.08.2011 - La Voix du Nord

Bichon est mort... Bichon est mort d'un "sang contaminé", ironie critique... Sa mère écrit... Elle vient du Nord comme moi. A l'école, j'avais un copain qui s'appelait Fievet. C'est un nom de là-bas. Depuis des années, je dis que j'aimerais partir en Afrique, ce qui ne rime à rien sans doute. Le texte de Barthes, j'ai dû le rêver...

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