Je ne suis pas sûr d'être de l'avis de Léautaud, qui est "de l'avis de Dante, et pas du tout de celui de Stendhal et de Mérimée, qui disaient qu'ils sont toujours du bonheur: les choses heureuses empoisonnent la vie, quand on ne peut plus les avoir – l'amour, par exemple". Cet aphorisme bancal doit avoir quelque secret syntaxique où je n'arrive pas à me hisser.
J'ai découvert, chez le libraire de la rue de Paris, un exemplaire des Vies encloses de Rodenbach parues au Mercure de France en 1925. J'ai étudié, il y a longtemps, ses romans brugeois, mais n'avais jamais lu ses poèmes. Le premier s'intitule "Aquarium mental". Les "bulles sans but" me font penser à l'"aboli bibelot" de Mallarmé. L'adjectif "otieux", que je n'avais rencontré que chez Ronsard, est ici déjà un archaïsme, dans le "calme otieux" (entendez "oisif") de l'eau "horizontale". Et viennent les Ophélies dans leur étrange pluriel, dont le visage "délayé" orne les reflets de ce "miroir silencieux", multiple Ophélie comme est multiple, dans le même pays de Belgique et à la même époque, la sœur de Khnopff, peinte sept fois sur une même grande toile qu'on peut admirer à Bruxelles, semblant ne pas même tenir sur le sol glauque, mais légèrement en lévitation, image mentale et variable dans sa répétition spatiale, comme le symbolisme permettait d'en figurer mystérieusement jusqu'à l'enchantement ou au désespoir. Que l'auteur de Bruges-la-Morte convoque Shakespeare dans un aquarium semble donner raison au silence où l'histoire littéraire a confiné sa poésie, qui ne vibre peut-être pas plus que ne remue la surface géométrique de son "aquarium clos". Il me faudra quelque effort supplémentaire pour pénétrer cet aquarium-là, car pour l'heure je me contente de le regarder, non pas distraitement, mais par la curiosité du souvenir de la noyée, trouvée encore dans le "Poème lu au mariage d'André Salmon" d'Apollinaire, qui lui-même faisait écho à l'Ophélie de Rimbaud, où l'on rencontre les mêmes nénuphars et la même rime de folie. C'est donc promenade littéraire, qui reste ma façon de voyager immobile. Mais je n'ai pas fait mieux, aujourd'hui, qu'une visite de courtoisie. Nous tenterons de faire plus ample connaissance demain.
Ah, il me plaît aussi d'y trouver plusieurs fois l'adjectif "glauque" dans son premier sens de couleur verte: "couleur glauque d'un puits où toute l'aube flotte". Mais l'effet, à la lecture, est le même que dans les pages impeccables du fac-similé de l'Histoire de la ville et comté de Valentiennes par Henri d'Outreman, que je me suis procuré chez le même libraire, et qui était ma destination première: c'est celui du dépaysement, dont la raison doit parfois contenir les charmes – car ils ne suffisent pas. Le vieux mot m'apparaît dans sa force première, et dans ce que je prends à tort pour son acception la plus acceptable, alors que la langue n'est que bifurcation de mères en filles, esprit du temps et travail plus ou moins heureux des poètes. D'ailleurs, je n'ai que faire des expertes distinctions entre la langue et le langage. La première est simple et évidente; le second n'a ni chair ni salive: il est controuvé.
Alors, ce "t" au lieu d'un "c", ce "t" avant le "c", à l'époque où "glauque" avait toute sa verdeur, en 1639, chez un imprimeur de Douai, "à l'enseigne du Phœnix", Valentiennes où est enclos le souvenir de l'empereur Valentinien, c'est le souvenir de ce dont je n'avais pas le souvenir, et l'apparition de différents états de l'ancienne ville dans les rues de la nouvelle, la ravagée des sièges, de la révolution et des guerres mondiales, le souvenir d'une terre espagnole qui pleura de devenir française en 1677, dont j'ai scruté les clochers disparus, les fortifications et les douves que l'art du graveur emplit d'une eau aussi horizontale que celle de Rodenbach, sur une grande feuille qu'il faut déplier pour découvrir aussi tous les noms de lieu qui ont à peine changé depuis près de cinq cents ans. Je m'y promène chaque jour après m'être garé sur l'un de boulevards qui font le tracé des anciennes fortifications, rejoignant lentement, par des voies indirectes et toujours différentes où je scrute la face des maisons, mon appartement perché à l'emplacement de l'ancien théâtre, et, avant le théâtre, de la Halle au blé dont d'Outreman décrit ainsi l'horloge à la fin du premier chapitre consacré aux singularités les plus remarquables de la ville:
J'ai laissé tout à dessein l'Horloge pour en dire un mot à loisir et clore ce chapitre. Cette machine est placée au bout de la maison de ville, et joint la Halle aux grains, digne d'être admirée en toutes ses parties. Car outre les heures ordinaires marquées au cadran, l'on y voit le globe du soleil monter et descendre selon la saison, et dans lequel les douze signes sont logés. La lune y est représentée en un globe qui change de face ainsi que cette planète, et nous distingue tous les quartiers. Un ange montre le mois courant, dont le nom est peint en grosses lettres d'or. De plus, ici se présente un tableau où sont dépeints les exercices des hommes pendant chacun de ces mois. Finalement, un autre grand soleil d'or déclare les heures du jour, et une planète noire celles de la nuit, puis en un autre tableau passent les noms en gros cadeaux de chaque jour de la semaine. Toute cette Horloge fut rhabillée, repeinte et redorée l'an 1555. Elle était sans doute comparable aux plus belles et rares de l'Europe, mais le temps qui mine tout, et fer et bronze, lui a fait une grosse guerre et la menace de ruine.
J'ai une compagnie aussi aimable qu'épouvantable, aussi tonitruante que silencieuse.
Quel aquarium glauque apparaît la Mémoire,
En qui les souvenirs, les rêves, le passé
Émergent par moments d’un clair-obscur glacé;
Clairière d’une grotte en deuil! Liquide armoire
Dont les panneaux ont des ombres pour bas-reliefs
Et qui conserve en elle un peu de notre vie:
Amour mort qu’on retrouve en scintillements brefs
(Collier perdu, mais qu’une perle certifie…);
Et nos espoirs mués en minéraux pensifs;
Nos efforts devenus des varechs convulsifs...