Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Marie sanglante et lagon bleu

    Ce soir semble une répétition. Après la pluie, j'ai filé à vélo jusqu'au même café et au même Berbère, déjà là, chapeau de paille, mousse et cigarettes. Mais c'est une autre serveuse qui vient à moi, plus sensuelle, et mon jus de tomate plus épicé, et la vodka qui s'en mêle aujourd'hui car c'est l'heure heureuse des cocktails bon marché dit-elle, et certes laissons-nous tenter.

    Au Basilic, un habitué me raconta sa rencontre, ici même où nous nous étions attablés pour déjeuner, au bord de la pluie, avec un vénérable philosophe, qui s'était montré si gêné qu'on lui demandât de bien vouloir poser pour un selfie. Je dégustais la texture inachevée d'une burrata, et lui, le bleu d'une pièce de bœuf.

    Ce qui m'étonne, dans cet appartement où j'achèverai la semaine, c'est qu'y demeure une femme que peut-être je ne rencontrerai jamais. Sa présence est manifeste, les légumes frais et changeants dans le réfrigérateur, le thym parfumant le pallier, la lumière électrique qui filtre entre la porte de sa chambre et le chambranle vrillé. Je sais en tout et pour tout qu'elle s'appelle Inès, qui est un nom plein de promesses. Elle fait vœu de silence et d'invisibilité, mais j'ai bien observé les plis du rideau de la douche et sa manie de fermer la porte de la salle de bain, alors que je prends soin, quant à moi, de la laisser ouverte après chacun de mes passages, à moins que la manie soit de mon fait, et le soin pour elle, ou que ce soit tout un.

    Ce qu'il y a encore de singulier dans cet appartement, ce n'est pas seulement qu'il offre à vos tourments ou à votre délectation un unique miroir ordinairement placé au-dessus du lavabo, mais que l'amie qui m'a prêté ses clés et son lit tandis qu'elle se repose au bord de l'océan, semble une diva qui se mire au milieu de parfums et d'étoffes chamarrées, pour avoir les lèvres toujours si rouges et le regard si exact. Le feu n'a que faire des miroirs. Sur la porte de sa chambre, un collage d'enfant empoussiéré. Contre un mur, des étagères dépareillées ployant sous l'accumulation des livres aux tranches ridées. La fenêtre était entrouverte à mon arrivée le jour de l'Assomption de Marie, les volets presque fermés, et je n'y toucherai pas. Je pose la tête sur l'oreiller mais bientôt je le pousse sur le côté: c'est ainsi que je m'endors chaque soir, écoutant les premières minutes d'une conférence dont je ne connaitrai pas le terme.

    J'imagine Inès vivant au milieu d'une débauche de miroirs, concentrant dans sa chambre tout le luxe qui semble avoir déserté cet appartement. Et que penser des slogans de lutte sociale en lambeaux collés sur sa porte... Inès serait discrète ou révoltée, discrète et révoltée, ou indifférente ou infiniment pure et sage. Aussi présente qu'absente, comme je suis.

  • J - 2

    Si derrière moi, lisant son journal, l'homme ricane, c'est que nous sommes mercredi, jour du canard. Il est presque minuit cependant, au bord de jeudi, avenue du Maine, proche la villa de l'Astrolabe, où il y a un lustre je visitais L'Étoile.

    "On se textote", dit à l'homme qui ricanait la serveuse qui m'a servi un jus de tomate épicé. Le lustre continuant de m'intriguer, je consulte l'encyclopédie-à-portée-de-main où il apparaît que c'est, selon votre imagination, un luminaire décoratif, un système de fichiers, un langage de programmation synchrone, une période de cinq ans, un film américain, ou une opération destinée à donner de l'éclat aux fourrures. Par contre, le canard fait profession d'encre et de papier et livre à l'écran une une dont je ne parviens à déchiffrer que les gros titres: "La course aux fromages des conseillers de l'Élysée", "Souverain poussif", "Circulaire: rien à voir", "Rio un peu".

    "On est en mode salsa", explique-t-elle à l'homme qui ricanait, maintenant déconcerté par une version exotique de "Ne me quitte pas" qui accompagne la fin de mon jus et de mon antépénultième soirée parisienne de cadre parisien. Pour l'occasion, je publie une photo de moi-même par moi-même sur Facebook, sélectionnée parmi une dizaine réalisées à la tombée du jour ou de la nuit, dans des bleus et des jaunes saturés, entre Saint-Sulpice et la rue de Rennes, car il est préférable d'y montrer son visage, et un visage aimable, que voulez-vous.

    J'ai aussi, mais elle n'apparaît pas sur la photo, une plaie saignante dans la paume de la main gauche qui est comme la concentration de mes maux. C'est une sensation inédite, à l'endroit des caresses. Et je ne vous parle pas de l'état de mes fesses.

    Pendant ce temps, un Berbère devise sur la marche du monde. Il s'anime, dit qu'il est peut-être le lointain descendant d'un Syrien qui aurait fui son pays, qu'il est un peu diplomate parce que son père est diplomate.

    La serveuse commence à empiler tables et chaises. Comme je lui propose de régler l'addition, elle me répond qu'on n'est pas pressé, que simplement elle s'avance, et que je peux rester.