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  • Le don des pierres

    Photographie: Camille Rochwerg

     

    Entre les deux pierres données par Camille, j’ai choisi celle que sans doute n’aurait pas choisie Clélie — la sienne, posée sur son bureau, je la lui donnerai samedi prochain, quand je la conduirai à l’école de musique.

    Camille est un nom qui ne décide pas entre le masculin et le féminin, mais Camille n’y est pour rien. Sur son profil, Camille s’appelle El Inachevée — c’est le El du ténébreux, et veuf et inconsolé, un El qui est Il en somme. Camée est masculin malgré sa terminaison féminine. Les pierres de Camille ne sont pas sculptées mais polies : nul délicat profil comme l’on voit sur les camées. Le dessin aveugle des fines veines bleues sont comme fleuves au milieu de forêts.

    Je m’appelle Pierre et ignore leur pouvoir. Je sens pourtant la parenté cosmique entre elles et moi, sous les strates de culture qui me l'ont appris. Je pourrais dire la même chose de mes plantes vertes qui feuillolent obstinément aux fenêtres de mon appartement, de la terre qu’enserrent leurs racines, ou du carrelage sur lequel reposent les pots des plus belles d’entre elles. Mais la pierre offerte a la stabilité des âges où nous n’étions pas. Le vert des nouvelles feuilles mûrit en quelques jours, quand celui de ma pierre s’est formé en quelques millions d’années — pure spéculation de poète métamorphique.

    Elles est plate et mate d’un côté, bombée et brillante de l’autre. Sa forme n’est pas tout à fait irrégulière. Les yeux et le doigt sentent qu’elle a été creusée sur les bords pour être sertie. Qui s’en est donc orné ? Quels hommes et quelles femmes ?

    C’est ma pierre et elle n’en sait rien, et un jour ce sera oublié. Pendant ce temps, les métaphores divertissent le peuple. Quand on parle de la pierre, c’est pour investir dans la pierre — ici, c’est une métonymie. La dernière métaphore à la mode est celle du ruissellement, où l’on reconnaît des siècles d’observation du cosmos et la naissance de son langage. Mais ce mot vient d’être souillé par une théorie économique douteuse. Les journalistes semblent amusés quand ils en parlent. Il me semble même que c’est la métaphore qui les amuse. Le mot est tellement beau, et maintenant tellement bâtard. Il est difficile d’expliquer ici ce qu’est cette théorie du ruissellement, qui veut que l’argent des riches ruisselle sur les pauvres. Mais la métaphore s’est installée, et avec elle le ruissellement des commentaires politiques et médiatiques. Le précédent gouvernement avait la veine statistique et non poétique, et pendant cinq années il fut question de l’inversion de la courbe.

    Je vais continuer à vivre avec cette pierre et espérer le ruissellement de la vie. Avant de partir, Camille l’a posée sur la terre du Scindapus dont les lianes s’accrochent au mur et s’enroulent autour d’une barre de rideau. Qu’ont pu échanger cette plante venue des Iles Salomon et cette pierre ?