On conjecturait les raisons du retard, un passage à niveau bloqué, des animaux sur les voies, finalement on apprendrait que c’était un suicide. Un homme s’était assis en face de moi, je lisais un livre sur le Mal, il avait le jean le plus troué qu’il fût possible d’imaginer, troué, industriellement rapiécé et retroué, peut-être surtroué, rapiéçage de lambeaux, mèches difformes de fils de coton, un blouson rouge très rouge en cuir ou simili, des lunettes très à la mode mais d’épais verres de myope. Une jeune femme s’assit à côté de lui, nous étions trois maintenant, elle portait un t-shirt à l’effigie d’une chanteuse morte, très années quatre-vingts, mais je n’étais pas de la partie, je lisais, je n’aurais pas dû assister à leur rencontre. Ils parlèrent comme on peut parler entre inconnus quand le retard d’un train vous donne envie de parler au premier venu, à la première venue, il avait travaillé à peu près partout dans le monde, data analyste de profession, avait un fils de six ans, elle une petite fille, ils échangèrent les prénoms des enfants, et bien après les leurs, Wendy et Jean-Marc. Le train faisait un détour, je lisais que c’était maintenant ou jamais qu’on pouvait jouir de façon paisiblement destructrice des ultimes beautés du monde, et ils continuaient à deviser, elle ôta ses lunettes de soleil, le désir était évident, couple d’un retard, couple en retard, correspondance imprévue. Elle devait retrouver sa fille à l’arrivée, il avait eu un appel téléphonique, avait dit oui à tout à l’heure. Je ne sais pas ce qu’ils se dirent en se quittant ni s’ils échangèrent leurs numéros de téléphone, je n’étais pas si curieux, mais ils allaient bien ensemble, je puis l’attester.