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Esprit de grève

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Mon gilet jaune est flambant neuf. Je l’ai déballé le jour de la manifestation en soutien à Manu, le dernier des éborgnés de la répression d’état. Ce jour-là je n’ai vu aucun visage connu à Valenciennes. J’ai manifesté seul parmi une foule rassemblée pour Manu. Mon gilet jaune est resté dans mon sac à dos, je n’ai pas osé le sortir, il était trop immaculé, trop large aussi, et trop fin, presque transparent. Et puis j’avais rejoint le cortège un peu tard, ayant perdu du temps à le chercher, n’ayant pas trouvé le parcours de la manifestation sur mon smartphone trop long à la détente. Je n’étais sans doute pas encore prêt à assumer le costume, mais j’étais là, je me sentais à ma place. Le parcours était sans saveur : le tour des boulevards de Valenciennes, qui portent les noms des artistes locaux, Watteau, Harpignies, Eisen. Les rues menant au centre-ville étaient barrées par des murs en plexiglas et défendues par des CRS. Il y eut quelques mouvements assez comiques, des groupes de CRS se mettant à courir, conspués par la foule qui chantait "Les putes à Macron, les putes à Macron, les putes, les putes, les putes à Macron !", mais il n’y eut aucun incident. La consigne avait dû être passée au plus haut niveau de ne pas dégainer, cette fois-ci.

Il y a un an, j’étais très malade, bloqué chez moi devant la télévision qui faisait la chronique des revendications et des violences sabbatiques. Je m’étais d’abord moqué de cette colère jaune fondée sur la hausse du prix des carburants, me disant que c’était plutôt l’occasion d’abandonner la voiture individuelle, une fois pour toutes :

FABLE CARBONE

Un jour, le prix du diesel égala celui de l’essence. Les sapiens français qui carburaient au vilain diesel ne laissaient pas de s’indigner, s’en prenant au président de la République Carbone, au ministre des taxes et à celui du remboursement des dettes. Même les vertueux propriétaires de voitures essence commencèrent à gronder quand la facture à la pompe dépassa les cent euros. Pouvait-on accepter que les trajets quotidiens pour aller au bureau, faire les courses au centre commercial ou conduire les enfants chez mamie coutassent bonbon ? Comment joindrait-on les deux bouts ? Allait-on renoncer aux vacances carbone ?

Et puis les hydrocarbures devinrent si chers que quelques sapiens proposèrent que tout le monde abandonnât voitures, avions, scooters, plastiques, gaz-de-ville, vêtements éphémères, etc. Le hashtag #BalanceTaBagnole rallia soixante-dix millions de consommateurs. Quelques-uns voulurent résister, mais ils n’étaient pas assez nombreux pour changer le cours inexorable du progrès. Leur colère fit long feu.

Avec la tôle des SUV, des camions et des avions, on fabriqua des cadres et des roues de vélo, des trains et des tramways, on rouvrit de vieilles gares. On n’était pas moins mobile, mais c’était différent. Quand vous ne pouviez pas vous déplacer, quand il pleuvait trop fort ou que vous aviez crevé, ce n’était pas si grave, on ne vous en voulait pas. De toute façon, on produisait moins, on réparait les dérailleurs et on reprisait les chaussettes, on communiquait raisonnablement, on avait troqué les écrans contre le théâtre et les concerts, on avait appris à lire des textes de plus de dix lignes et à utiliser le subjonctif imparfait.

On s’y mettrait tous, on prendrait acte de l’urgence écologique, et on s’obligerait collectivement à inventer une autre société. Mais au fil des samedis, je me suis vu devenir jaune, du côté des jaunes et du référendum d’initiative citoyenne, jusqu’à la grande mascarade du grand débat animé par le président de la république et les membres du gouvernement. Toutes ces heures de direct dans les plus laids gymnases de la république, ces commentaires déplacés sur les performances intellectuelles et physiques d’un président qui tombait la veste et retroussait ses manches montraient l’exact contraire de ce qu’elles prétendaient, à savoir l’impossibilité même du débat. "Je vous écoute", la formule magique du président et du premier ministre, signifiait "Je maintiens le cap." Le président avait réponse à tout, avec la précision et le brio d’un excellent candidat à l’ENA. Le point d’orgue fut l’organisation du débat fleuve avec soixante intellectuels : huit heures de direct sur France Culture. Je prenais des notes en écoutant. Un intellectuel compassé s’essaya à un exercice de "giletjaunologie", riant de ce que c’était dur à prononcer. On s’en souviendra comme d’une performance présidentielle inégalée, même s’il n’en reste que du vent.

Dans le même temps j’affûtais ma compréhension de ce qui était en train de se passer grâce aux médias parallèles qui avaient fait sécession des chiens de garde, aux interviews au long cours de Sky, aux pronostications brillantes de Lundi matin, aux directs sauvages de Juan Branco qui fit une chronique joyeuse du défonçage de la porte d’un ministère, aux propositions méthodiques d’Étienne Chouard sur les ateliers constituants, à la documentation de François Ruffin sur les ronds-points et les nouvelles formes de solidarité qui s’y nouaient. En mars, je suis allé manifester un samedi à Lille avec ma fille de quinze ans, qui fut horrifiée à la lecture d’une pancarte qui présentait l’histoire des violences policières depuis les années 40. Tout ce qu’on ne voyait pas dans les médias de propagande. Il y eut des discours avant le départ du cortège, la « convergence des luttes » avait du sens à Lille. On marchait « pour le climat » et pour un nouveau contrat social. Être là avec ma fille, c’était une question d’éducation. On ne pouvait plus se contenter d’en parler sur la seule base des images et du filtre médiatique, il fallait y être, et pour moi, en être.

La dernière fois que j’ai voté, c’était au premier tour des présidentielles de 2012. Pour le deuxième tour, j’étais loin de chez moi, dans un centre chorégraphique pour accompagner au piano ma danseuse préférée. J’aurais pu faire une procuration, mais je me suis dit que c’était le moment de décrocher, d’être honnête. Je n’avais plus aucune confiance dans la parole politique. J’ai jeté ma carte d’électeur. La vie démocratique, ce n’est pas le secret de l’isoloir, ce n’est pas mettre périodiquement un bulletin dans l’urne, ce n’est pas l’attente fiévreuse des résultats du dimanche soir ni les commentaires idiots qui tournent en boucle sur les cent premiers jours du gouvernement, la stature d’un flanc ou le tempérament jupitérien de l’un ou de l’autre, et finalement, les « À quoi bon », « C’est comme ça », « C’est toujours moins pire que Marine ». Ce qui continue de me paraître hallucinant aujourd’hui, c’est que les médias auxquels j’ai été biberonné, de la télévision publique à Libération, jouent le jeu de l’ordre, du pouvoir et du capitalisme (c’est tout un). Libération ne libère plus la pensée depuis belle lurette, Le Monde veut conserver l’état du monde, etc. D’autres que moi l’ont expliqué en détail, et ont montré à quel point il n’est même pas nécessaire de disposer d’un ministère de l’information pour que ces médias fassent quotidiennement allégeance au gouvernement et défendent systématiquement un modèle social entièrement inféodé aux marchés financiers.

Le problème, c’est : comment sortir de ce merdier quand on est lié, tenu, contraint, soumis ? Ne plus être ce joueur de golf qui ne parvient pas à sortir de la répétition inlassable de son geste, frappant toujours, de la même manière, à la perfection, une balle après l’autre (c’est ainsi qu’une chamane m’a décrit). La fameuse « servitude volontaire », que j’ai retrouvée dans les listes d’oral de bac quand je suis redevenu prof de lettres il y a quelques années : le truc qu’on commente avec les clés d’analyse, le kit pédagogique qui va bien, à condition de ne pas trop bousculer les esprits. Il y a bien sûr la poésie, "habiter poétiquement le monde". La formule s’est répandue déjà. Il existe plein de façons heureuses de le faire, et c’est ce qui me réjouit le plus. C’est comme une grève, une grève du contrat social. Cette grève-là au moins est permanente, tout au moins quotidienne. Mais il s’agit d’y aller à fond. De partir, comme on dit, dans certaines situations, "Je suis en train de partir." Il me suffit de lire un livre sur la sorcellerie en Mayenne ou d’inventer un tango bizarre pour me sentir citoyen d’une autre planète. Changer de métier périodiquement. Partir vivre plus près de la lune avec mon chevrier à quelques centaines de mètres d’altitude dans l’Aveyron. Avoir deux noms. Chercher cette tribu amérindienne exclusivement masculine qui m’est apparentée, m’a dit la chamane. Mais souvent, je sens que je suis encore bien dans ce monde-ci, alors hier j’ai défilé avec mon gilet jaune autour du cou, une pancarte à la main, j’ai salué Manu qui était dans le cortège, et nous ferons en sorte que Noël ne tue pas l’esprit de la grève.

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