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OPÉRATION RÉSILIENCE

Drame télévisé en un acte

 

PERSONNAGES

Le Sage
La chienne de garde
Le chien de garde

 

La scène se passe sur le plateau d’une chaîne d’information continue. Le Sage, resté chez lui pour cause de confinement, s’exprime au téléphone. La chienne l’a présenté comme docteur ès résilience, mais le début de l’interview a été coupé au montage. Le chien est né dans la première moitié du siècle précédent et continue de faire le beau à la télévision.

 

LE SAGE

Le confinement est une protection nécessaire, physique, mais c’est une agression psychologique. Dans un premier temps, les gens vont s’adapter, mais ceux qui, avant le traumatisme, avaient acquis des facteurs de vulnérabilité, vont mal supporter le confinement, alors que ceux qui avaient acquis, avant le traumatisme, des facteurs de protection, ceux-là supporteront et peut-être même profiteront du confinement pour plus de créativité pour modifier les rapports sociaux.

LA CHIENNE DE GARDE

Vous parlez de catastrophe et pas de crise, parce que vous dites que ce qu’on vit, c’est une catastrophe, d’autres disent, le président dit « c’est une guerre », et rien ne sera plus comme avant… euh… cela veut dire que… il y aura des choses terribles, mais aussi peut-être des choses positives ?

LE SAGE

Forcément les deux, c’est-à-dire que la définition de la crise, c’est qu’on ne s’entend pas bien, on se dispute, et finalement, comme on veut continuer à vivre ensemble, on passe une transaction et on continue à vivre ensemble comme avant, alors que la catastrophe c’est très différent : c’est que tout est détruit, et si on veut se remettre à vivre, il faut changer de manière de vivre, il faut inventer d’autres manières de vivre. Or, bien logiquement, dans l’histoire de la planète, il y a déjà eu cinq catastrophes majeures avec disparition des plantes et des animaux, et on est en train de vivre la sixième catastrophe. C’est-à-dire que si on veut se remettre à vivre, il faut inventer une nouvelle manière de vivre, et non pas remettre en place la manière de vivre ancienne qui nous a menés à la catastrophe. Je pense que quand le virus sera mort, il y aura des conflits sociaux et culturels. Conflits sociaux parce que les économistes vont vouloir remettre en place la démarche économique qui avait fait notre succès, donc, si ils gagnent, eh bien probablement on remettra en place ce qui nous a menés à la catastrophe, c’est-à-dire l’excès de consommation et l’excès de déplacements, alors qu’en face d’eux, ils auront des gens qui diront : il faut qu’on se remette à vivre, mais pas comme avant, il faut donc qu’on change de manière de consommer, qu’on change de manière de vivre ensemble en société, et qu’on change de manière de se déplacer. Et donc je pense qu’il y aura des conflits passionnants, et aussi passionnés, qui vont démarrer très rapidement.

LE CHIEN DE GARDE

Vous ne pouvez pas imaginer que les économistes et les responsables politiques veuillent justement changer leur manière de faire ?

LE SAGE

Ça m’étonnerait. Pour l’instant, ils vont mettre en place ce qui marche, et ce qui a marché, pour l’économie, c’est pas forcément ce qui a marché pour la condition humaine, puisque : on n’a jamais eu d’aussi bonnes conditions matérielles que depuis quelques décennies ; il n’y a jamais eu autant d’angoisses et de dépressions. Les femmes n’ont jamais été autant protégées que depuis quelques décennies ; il n’y a jamais eu autant de dépressions pendant la maternité. Un enfant sur deux mourait dans la première année au XIXe siècle ; actuellement c’est devenu extrêmement rare. Or, les enfants se développent dans des conditions de plus en plus difficiles. Donc cette ancienne course était déjà toxique et mortifère. Alors, si on veut la remettre en place, eh bien on reproduira la même chose, et l’année prochaine il y aura une autre épidémie.

 

Le chien de garde reste coi devant la caméra, l’intervention rituelle du directeur général de la santé est imminente, la caméra s’attarde sur le chien, dans quelques secondes les chiffres du jour vont tomber, la caméra fixe le chien, quémandant une analyse, une expertise, un commentaire à l’emporte-pièce pour clore ce ratage. Mais le chien reste coi, costume gris-beige, teint gris-beige, cheveux gris-beige. Sa chienne sourit rouge car c’est tout son métier de sourire rouge. Le Sage, nul ne le voit mais tous l’ont entendu, à l’autre bout du fil, confiné dans sa sagesse. La chienne croyait sans doute que le Sage servirait la soupe de ses éléments de langage, discours moelleux sur la résilience, mais la pensée magique est étrangère à la méthode du Sage, et les éléments de langage ne sont pas sa tasse de thé. Alors le chien demeure dans sa zone gris beige, et la chienne sourit rouge. Le casting est raté mais le Sage est si respecté que l’on ne peut que se taire ou sourire rouge. Chien et chienne se sont trompé d’os, ils espéraient l’os de la résilience, ils sont tombés sur un os.

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