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  • Tristes vers

    Le dégoût de mon triste mari
    bien que le sujet en soit triste
    pauvre et triste miroir
    la triste voix d’un fantôme frileux
    le plus triste des alchimistes
    spectacle vivant de ma triste misère
    la triste beauté de mon désir

     

    triste cœur

     

    sois belle et sois triste
    secrets de mon triste cerveau
    jour noir plus triste que les nuits
    le ciel triste et beau

     

    triste rue

     

    le triste monde engourdi
    triste hôpital tout rempli de murmures
    un flot de triste langueur
    cette île triste et noire
    compagnons de ma triste joie

     

    Les Fleurs du Mal

     

  • Dévouloir

    Hygiène. Conduite. Morale. — La quatre-cent-soixante-quatrième remarque de Vaugelas a pour titre "Dévouloir", verbe inusité signifiant "cesser de vouloir". Malherbe s’en servit pourtant : "Serait-il possible que celui voulût, qui peut dévouloir en un moment ?" Enfin Malherbe vint, écrit Boileau, mais il n’en finit pas de venir dans les trois tomes des Remarques de Vaugelas, et même de convenir et de circonvenir le plus souvent possible. Vaugelas trouve "dévouloir" tellement commode et significatif qu’il souhaite le voir en usage. Notre langue a bien son "détromper", son "défaire" et son "démêler" ; pourquoi pas son "dévouloir" ? — Pour moi, j’y entends un "défouloir", ce qui ne me déplaît pas. — L’époque est au défoulement ou à l’oisiveté, à la colère ou à la retraite. Je m’applique à cesser de vouloir : je tends à dévouloir. Il faudrait encore débrutaliser le monde. — "On a fait un mot en notre Langue depuis peu, qui est débrutaliser, pour dire, ôter la brutalité, ou faire qu’un homme brutal ne le soit plus, qui est heureusement inventé." — Les exégètes de Vaugelas ne sont pas du même avis, qui fournissent une note laconique après l’article "Dévouloir" : "Monsieur Chapelain traite dévouloir de mot factice qui n’a nul usage. C’est Madame la Marquise de Rambouillet qui a fait débrutaliser." — Ces considérations ne sont pas que pinaillage : j’y trouve mon aliment. Il me semble, après avoir parcouru les trois tomes des Remarques de Vaugelas annotées par Olivier Patru et Thomas Corneille en 1738, que la grammaire telle que nous la concevons de nos jours est une mécanique pour locuteurs incompétents. Les discutailleries de Vaugelas sont tout ce qui compte dès lors que les bases de l’"arrangement des mots" son acquises. — Dévouloir : il y aurait dans ce verbe quelque chose de plus actif et immédiat que dans la locution cesser de vouloir. Dévouloir : déshabiller la volonté. Pour débrutaliser : débrutaliser la police manque à notre vocabulaire et aux hypothèses de travail de nos gouvernants.

    — Quant à Baudelaire : "Travail immédiat, même mauvais, vaut mieux que la rêverie. Une suite de petites volontés fait un gros résultat. Tout recul de la volonté est une parcelle de substance perdue. Combien donc l’hésitation est prodigue ! Et qu’on juge de l’immensité de l’effort final nécessaire pour réparer tant de pertes !" — Ailleurs : "Si tu travaillais tous les jours, ta vie serait plus supportable."

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    Eduard Wiiralt, Põrgu (Enfer)

     

  • Le poète et la subordonnée

    Gageons que Rimbaud apprit la grammaire, avant de l’abradacadabranter, dans cet Abrégé de la grammaire nationale de Bescherelle que je feuillette en vain à la recherche des propositions. J’ai téléchargé l’édition de 1862 — Arthur avait huit ans — oui, encore lui, sa figure me charme et m’intéresse. Baudelaire, de sinistre figure, allait mourir cinq ans plus tard, et cinq ans plus tôt, il avait corrigé les dernières épreuves des Fleurs du Mal. Je les ai téléchargées également, aiguillonné par une publication de la Bibliothèque Nationale de France qui suggère de fêter ainsi le bicentenaire de sa naissance. Bescherelle parle des membres de la phrase et non des propositions, dont acte. Il envisage la syntaxe de la phrase en termes de conjonction :

    Tout mot qui sert à établir un rapport entre deux membres de phrase, est une CONJONCTION. La conjonction est aux phrases ce que la préposition est aux mots. Sa figure me charme ET m'intéresse. […] LISTE DES PRINCIPALES CONJONCTIONS. Ainsi — car — comme — cependant donc — et — lorsque — mais — quand — néanmoins — ni — or — ou — parce que — puisque — que — quoique — savoir — si — soit — toutefois.

    Voilà pour la conjonction, les membres conjoints, la conjugalité des membres de la phrase. Pour la relation, nous avons les relatifs :

    Les pronoms relatifs sont ainsi appelés à cause de la relation intime qu’ils ont avec un substantif ou un pronom qui précède, et dont ils rappellent l’idée.

    Quid de la subordination ? Il n’en est guère question dans cet Abrégé de la grammaire nationale. Je ne vois qu’une solution de continuité entre la subordonnée conjonctive et la subordonnée relative. Pourquoi ne parlerait-on pas de propositions dominées ? La proposition principale serait proposition dominante, ou mieux, proposition dominatrice, en lui prêtant quelque velléité hégémonique. Je proposerais volontiers, à elle conjointes : des propositions harceleuses, des fastidieuses, des allongeuses, des luxueuses, des monstrueuses, des menteuses, des lancinantes, des stimulantes, des déprimantes, des ampoulées, des amputées, des mal tournées, des mal léchées, des endimanchées, des imprécatrices, des tentatrices, des répétitives, des roboratives, des putatives, des trop-faciles, des inutiles, des mécaniques, des chimiques, des oniriques, des phtisiques, des emphatiques, des pianistiques, des pornographiques, des amphigouriques, des euphoniques, des lunatiques, des nocturnes, des diurnes, des ubuesques, des sévères, des salivaires, des imaginaires, des héliotropes, etc. Mais des poétiques : NON. En règle générale, non.

    Donc n’apparaît guère dans les vers de Baudelaire que dans des questions, des injonctions et des exclamations. Rarement dans des affirmations. Mais qui, que, car, puisque, vous les trouvez.

    LA SUBODORÉE.

    Toi qui, comme un coup de couteau,
    Dans mon cœur plaintif es entrée,
    Toi qui, comme un hideux troupeau
    De démons, vins, folle et parée,

    De mon esprit humilié,
    Faire ton lit et ton domaine,
    — Infâme à qui je suis lié
    Comme le forçat à la chaîne,

    Comme au jeu le joueur têtu,
    Comme à la bouteille l’ivrogne,
    Comme aux vermines la charogne,
    — Maudite, maudite sois-tu !

  • Phèdre se blouse

    André Gide donne des conseils à une jeune actrice pour jouer Phèdre dans la première scène de l’acte III. Qu’il faut savoir rire tragiquement. Il cite quelques vers qui sont des vers à rire. Que "Phèdre se blouse", quel drôle de verbe dans les colonnes du Figaro littéraire. Nous sommes en août 1942, et Gide fait une lecture minutieuse de Phèdre. Il donne le plus mauvais vers de la pièce, et sans doute de tout Racine, pense-t-il : "Il a pour tout le sexe une haine fatale." Au moins est-ce clair, commente-t-il. Tout occupé à relever les dérivations, antanaclases et polyptotes dans d’autres textes, j’ai fredonné ce vers de travers : "Il a pour tout le sexe une haine totale", me disant : quand même, il y a bien une dérivation dans ce vers qui fait tache. Mais je me blousais. Au moins, en lisant Gide lisant Racine, il me semble qu’il y eut un écrivain, et pas seulement la statue du Poëte. Difficile de dire et d’entendre que Racine est un écrivain, de penser que tel vers, telle réplique eussent pu être tournés autrement. Je me souviens avoir lu un témoignage sur la petite fabrique poétique de Racine : il disait ses vers à voix haute dans un parc, les inventait en marchant, les proférait pour éprouver leur qualité. Que si le vent eût soufflé plus fort, l’allitération l’eût imité. J’ai regardé quelques extraits de la mise en scène de Patrice Chéreau, à la recherche du rire tragique. Mes amis qui ont eu le privilège d’y assister en 2003 en ont toujours parlé avec une admiration communicative. J’admire donc aussi. 

  • Le printemps clair l’avril léger

    Les nouvelles du passé m’enchantent car je maudis celles du présent. Dans un numéro des Annales politiques et littéraires d’une année 1916 accablée par la guerre mais écrivant passionnément, un poète anonyme déroule des alexandrins de bonne facture, pétris de Lamartine et d’intelligence pratique. Sa femme les aura peut-être lus dans les colonnes du journal, mais la lettre a été trouvée, lit-on à la fin du poème, sur un soldat mort.

    Je veux faire une frise en vert, blanc pur et noir,
    Sur le fond jaune d’or du petit vestibule,
    On voilera, mais très légèrement, de tulle
    Des œils-de-bœuf ouverts aux portes du salon,
    On rafistolera le meuble étroit et long…

    La civilisation du XIXe siècle qui occupe aussi mes journées, c’est le Stendhal de 1830, cette année 1830 qui ne nous évoque guère que la grande machine épique de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Le prince Korasoff à Julien Sorel :

    "Rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l’on s’attend."

    Quant à la civilisation du XXIe siècle, elle se commente et se contemple, se notifie et se glorifie, se couronne et se like, s’iphone et siphonne, se message et se propage, se révolte à vingt heures et à vingt heures trente, s’éreinte et s’étrille, se trolle, se pétitionne, se hâte et se hate, s’entreglose, se copie-colle, se tweete et se retweete, se twitche, se filtre, se brute et se broute, se consomme, se consume et se cancelle, se résilie et se résette, se réinvente à l’envi en se viralisant.

    "Le succès de ce mois d’avril et de cette stratégie dépend de chacun d’entre nous, de notre esprit de responsabilité. C’est ainsi que nous pourrons rebâtir ce chemin d’espoir, celui qui nous permettra de retrouver progressivement une vie normale."

    Parole de président — la "harpe éolienne du style" (Stendhal).

  • Poudrière

    La rue de la poudrière est étroite et sombre et longue. J’y déambule sans sauf-conduit entre le déclin du jour et minuit noir. Au bout à l’angle il y a un gros quatre-quatre et vous prenez un bain à température humaine. Les aquariums envahis de verdure sont déserts de poissons. Les mots sont de trop mais on entend quand même parler. Quant à moi je râle.

    L’espoir est un chemin de croix. La brocanteuse se fait une raison. Elle dit un mois ce n’est rien dans une vie. Je lui achète une assiette un pèse-lettres et un calendrier des postes.

    Je commence à lire dans un square à l’ombre des palmiers. Ce sont trente-tois fragments inexorablement numérotés. Je lis et je pense la pandémie est une créature mythique. Cela me console des semaines à venir.