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Alternances

J'ai nettoyé la terrasse, le salon de jardin, chacune des quatre chaises rincée dans la baignoire, on a mangé une salade avant-hier à la tombée de la nuit, Renato rentrait épuisé de sa deuxième journée de stage, j'avais acheté des bougies chauffe-plat étrangement grandes, les voisins du dessus nous épiaient, on faisait comme si on ne les voyait pas, on se lançait des regards, et maintenant Clélie joue à distance avec une petite fille peut-être plus jeune qu'elle, Clélie sur la terrasse, passant régulièrement de l'autre côté de la barrière, se promenant dans le parc intérieur de l'immeuble, s'inventant un château sur un carré de béton, improvisant une chorégraphie en lançant de minuscules feuilles cueillies sur des arbustes, l'autre, assise au bord de la fenêtre, au premier étage, juste au-dessus de nous, épelant Shabbat et lui demandant si elle fait Shabbat, je réponds que non, je dis à Clélie que c'est une fête, Shabbat, la petite précise que non, ce n'est pas une fête, je corrige, c'est le jour du repos, le samedi.

La Bruyère: "Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les hommes, les animaux: aux hommes les choses du monde paraissent ainsi, et j'ose dire par la même raison, parce qu'ils sont petits."

Le grand frère arrive, peignoir blanc, penché au balcon, fier, quelque chose tombe sur la terrasse, je ne sais lequel du frère ou de la soeur a laissé tomber ce qui ressemble à un suppositoire, Clélie rentre dans l'appartement, revient avec un balai, je lui dis que ça ne sert à rien, je vais chercher un mouchoir en papier pour prélever la chose gélatineuse, je ne sais plus ce que j'ai dit aux gosses, après le père est arrivé, s'est excusé, a dit que ça ne se reproduirait pas, j'ai expliqué que la terrasse était maintenant propre, que je changeais de colocataire, que maintenant on utiliserait la terrasse, qu'elle vivrait, il a répondu que c'était une bonne chose.

Plus tôt dans l'après-midi j'avais surpris une conversation entre Clélie et l'une des filles, une autre, plus grande, qui lui posait des questions sur moi, sur sa mère, Clélie expliquait la situation, le divorce, l'autre demandait avec qui je vivais, ne comprenait rien à la colocation, et Clélie finissait par dire que j'avais un amoureux, répondait à la fille, qui insistait, que je ne l'embrassais pas sur la bouche, mon amoureux, mais que je lui faisais des câlins, que sa mère ne le savait pas, non: je ne sais si je suis davantage inquiet que ma fille s'expose à la raillerie, admiratif de la simplicité avec laquelle elle parle de ma vie amoureuse, ou triste à l'idée de lui annoncer bientôt peut-être que je n'ai plus d'amoureux.

Clélie expliquait plus tard à la meilleure amie de ma nouvelle colocataire qu'elle faisait des alternances, disposant les triangles bleus, rouges, jaunes et noirs de façon à ce que la répartition des couleurs soit parfaitement homogène sur le petit support hexagonal en plastique. Ca m'avait étonné, la première fois qu'elle avait employé ce mot d'adulte, alternance, il y a quelques jours, en parlant des week-ends en alternance, expliquant très clairement que quand elle était avec l'un, l'autre lui manquait, et qu'il n'y avait pas de solution à cause du divorce. Dans son sac Marie-Antoinette, il y avait aussi le gros coquillage de Floride, et les images qu'elle avait eues à l'école, les images parce qu'on a bien travaillé, des animaux et des fleurs.

Avant de se coucher, elle inventait un voyage en bateau sur mon banc de musculation, chargé des trésors de la journée.

La Bruyère: "Les enfants n'ont ni passé ni avenir; et ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent."

J'avais lu quelques extraits pendant que Renato terminait un scoubidou que j'avais commencé. Il y a toujours de soi et des autres dans la lecture de La Bruyère, on y retrouve les faiblesses les plus répandues et les moins avouées, on s'y console: "Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite; qu'un beau cheval, ou un joli chien dont on se trouve le maître; qu'une tapisserie, qu'une pendule, pour adoucir une grande douleur, et pour faire moins sentir une grande perte."

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