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  • Chou doux

    Le chou doux est issu d’une ancienne variété de chou plat. Son vert très clair blanchit à la base des feuilles. C’est un globe exagérément aplati, qui serait au chou ce que sont certaines variétés difformes de bouledogues au chien, si l’on peut imaginer un chien standard, dont la silhouette serait à peu près celle des panneaux de la signalisation routière et urbaine. La superposition complexe des feuilles de chou ne laisse pas de m’impressionner, comme tout ce qui manifeste, dans l’ordre de la nature, une volonté aveugle, fût-elle manipulée par l’homme qui n’a de cesse de transformer le vivant par un penchant maladif à la néomanie.

    J’en ai coupé grossièrement une moitié, que j’ai jetée dans l’eau bouillante pour une soupe, avec du fenouil, des champignons débités en dés, de l’ail et du gingembre broyés ensemble, quelques feuilles d’algues séchées, et un mélange de céréales et de lentilles. J’ai émincé l’autre moitié puis l’ai jetée dans une poêle avec du fenouil, des champignons débités en dés, de l’ail et du gingembre broyés ensemble, quelques feuilles d’algues séchées, et finalement du sarrasin qui a imposé son parfum à la préparation, à mon grand dam – non que le sarrasin me gêne, mais quel dommage qu’il ait anéanti l’ail et le gingembre, sans parler de ce nouveau chou dont je n’ai pu distinguer le goût particulier. Une fois refroidis, j’ai incorporé les légumes à un mélange de crème fraîche et d’œufs, et disposé le tout, à l’aide d’une spatule, sur un fond de tarte.

    Entretemps je suis allé dîner. Les trottoirs étaient glissants. Il y avait une émission en hommage à un chanteur mort trop jeune d’une maladie génétique rare. On a tiré les rois.

    En rentrant, j’ai broyé les légumes de la soupe jusqu’à l’obtention d’un liquide épais et presque homogène dont je me nourrirai certains soirs, cette semaine, espérant y distinguer le goût du chou doux, de l’ail et du gingembre.

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  • Paterson

    Je m'étais assoupi avant le début du film. Il m'a semblé, au cadran phosphorescent de ma montre, que j'avais raté le premier quart d'heure. A l'écran, un homme conduisait un bus. Non, la scène, à mon réveil, était pareille à l'affiche du film: un homme et une femme dans un lit, filmés en plongée comme l'on voit dans les films japonais. C'est après que l'homme conduisait le bus, une fois refermé le carnet sur lequel il écrivait en attendant de démarrer.

    Le film n'était qu'obsessions et répétitions.

    Le nom de Paterson était partout, et, dans la dernière séquence, cette idée que lire un poème dans une autre langue que celle où on l'a déposé serait comme prendre une douche en imperméable. Comme je cherchais, pour le déposer au guichet, le bonnet de femme que j'avais senti sous ma semelle en m'installant tout à l'heure, et que je ne le trouvais plus sur le siège voisin du mien où je l'avais laissé pendant la projection, je conclus qu'on était venu le chercher pendant mon somme.

    J'avais acheté Howl un peu avant Noël: ce n'était donc pas un hasard si Allen Ginsberg, mentionné parmi les hommes illustres de Paterson, New Jersey, s'était trouvé sur une table de la librairie non loin du cinéma. "Incomparable blind streets of shuddering cloud and lightning in the mind leaping toward poles of Canada & Paterson, illuminating all the motionless world of Time between..."

    Pendant les vacances, j'ai disposé des livres dans ma cuisine: des livres de cuisine et des livres de poésie. J’ai préparé une tarte aux choux rouges, oignons rouges et pleurotes, avec une pâte assombrie à l'eau de cuisson de riz noir.‎ Je voudrais confectionner le black cake d'Emily Dickinson, mais sa recette est trop elliptique; elle l’a sans doute écrite pour elle seule.