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folie minuscule - Page 70

  • Du capitalocène et des M & M's au Nutella

    Même si sur le principe les M&M’s sont tous exactement les mêmes peu importe leur couleur, les non daltoniens que nous sommes ne peuvent pas s’empêcher d’émettre des préférences. C’est pourquoi nous avons fait appel à un procédé démocratique fort pour établir l’ordre officiel des meilleures couleurs de M&M’s. Et les Français ont parlé, les Français ont voté. Nul n’est besoin de revenir sur ce classement qui sera désormais gravé dans le marbre des papilles gustatives.

    http://www.topito.com/top-meilleures-couleurs-mms

    Au marché on voit des vieilles dames avec des sacs remplis de sacs bien pliés, sacs en plastique et sacs en papier. Quant à moi, j’ai mis quelques sacs en papier usagés au fond d’un sac en nylon, et dans mon sac à dos un ou deux sacs en nylon réduits en boules prêtes à l’emploi. Après en avoir arraché les fanes, le maraîcher met les carottes terreuses dans un sac en plastique et suggère à une cliente dépourvue de se munir de sacs samedi prochain. La jeune fille qui me sert est bien empêtrée avec mon potimarron qui reste longtemps sur la balance avant qu’elle parvienne à le convertir en argent. Le marché vivra ainsi pendant quelques heures, on patientera en quête des meilleurs légumes, des plus frais, des plus colorés. Ici on extrait un pull d’un monceau de fripes et on se demande si ces polaires aux couleurs passées seront utiles avant longtemps ; là on contemple médusé les étals de babioles en plastique, et chacun semble y trouver son compte.

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    Pendant ce temps on continue de chercher le coupable. Depuis le début du siècle, on disait que l’homme était la cause du grand dérèglement terrestre. Un lauréat du Prix Nobel avait parlé d’anthropocène et l’expression commençait à avoir du succès. On admettait que l’homme avait été assez inconscient pour qu’ils complétât de son nom et de ses déchets  l’échelle des temps géologiques. Soucieux d’exactitude et apte à la joute intellectuelle, il propose maintenant de substituer l’œuvre à l’auteur en parlant de capitalocène, ultime degré de l’ère cénozoïque, ère de la vie récente. Le paléocène, première époque de cette ère, a ceci de charmant qu’elle associe paradoxalement l’ancien et le nouveau. Pendant dix millions d’années, ce fut la diversification des mammifères suite à la disparition des dinosaures. Marsupiaux, insectivores, lémuriens et créodontes s’en donnèrent à cœur joie. Il n’est pas une fable pour narrer leurs turpitudes, les fables n’étant apparues qu’à l’holocène, contemporaines de l’utilisation du feu, de la pierre taillée, de la sagaie, du boomerang, de la traque animale et du poison. L’holocène ou époque entièrement récente ne dura que dix mille ans. Le tout nouveau capitalocène a l’âge des aïeux dont nous avons quelques vieilles photographies, l’âge de l’invention de la douche et de l'art du roman, c’est quelque chose comme le récent récent et tout le contraire du sapiens sapiens  / sage sage. Il vise la tête, car la langue latine qui est l’un des chefs-d’œuvre de l’holocène nous rappelle toujours discrètement qu’elle détermine nos concepts et nos babillages médiatiques. D’aucuns proposent de décapiter le capital, de jeter le bébé frippé de vieillesse et endetté de mauvais rêves avec l’eau standardisée de nos canalisations urbaines. — On annonce pour 2019, enfin, les M & M’s au Nutella. Les faux aliments mâtinés de faux aliments, c’est bien l’espoir ou la consolation que l’on peut nous promettre.

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    Je vois à peu près ce qu’est un data-analyste, quelque chose comme un expert ès interprétation des données massives collectées par une société dont les intérêts financiers dépendent de la compréhension des usages de ses clients. Je vois bien ce qu’est une grosse base de données, quelque chose comme un immense fichier avec mille et une lignes et colonnes et encore mille et une cases au carré qui restent muettes jusqu’à ce qu’un expert les rende intelligibles grâce à quelque manipulation informatique somme toute basique mais qui fait de lui un conseiller indispensable des grands de ce monde. Je vois tout à fait ce qu’on caractérise comme comportement moyen d’une catégorie d’individus représentant certaines habitudes d’achat, d’actions récurrentes, de vociférations sur les réseaux sociaux par exemple, et l’on sait maintenant qu’un candidat à la présidence de la république a tout intérêt à s’appuyer sur le travail des datas-analystes s’il veut sérieusement parvenir à ses fins de gestion quinquennale des affaires de l’état.

    Je pense être assez lucide sur ma situation de réfractaire ayant renoncé depuis plus d’un lustre à donner ma voix à l’un ou l’autre des candidats à l’administration des dossiers du pays, considérant que la démocratie telle que nous la pratiquons n’est qu’un mot qui nous est servi dans quelques formules prêtes-à-dire, paroles gelées et bien gelées. Je reconnais que je ne me suis pas encore suffisamment retiré du monde, même si j’ai renoncé à la viande et presque complètement au pi des vaches et au cul des poules, à l’industrie alimentaire qui est une machine à faire faillite pour les hôpitaux et une rente pour l’industrie pharmaceutique, au plastique jetable, aux mouchoirs en papier, à l’essence pas encore tout à fait, à la perspective d’une retraite complètement, je veux dire une retraite sonnante et trébuchante. Je suis étonné d’entendre ces drôle d’expressions de valeur-travail et de pouvoir d’achat dans les discours des hommes politiques, les commentaires des médias et les expertises des experts. Je suis étonné que les trois nouveaux smartphones d’Apple soient aussi plats qu’est ronde la terre présentée sur leurs écrans dans la vidéo sponsorisée à laquelle seuls quelques ermites ont peut-être échappé, qu’on continue de craquer les grains de blé pour en séparer les molécules avant de les expédier dans des usines de prêt-à-manger, que l’on castre chats et chiens pour notre tranquillité autant que pour leur soumission. Mais je continue de bien dormir, c’est une chance, jusqu’à demain.

  • Correspondance

    On conjecturait les raisons du retard, un passage à niveau bloqué, des animaux sur les voies, finalement on apprendrait que c’était un suicide. Un homme s’était assis en face de moi, je lisais un livre sur le Mal, il avait le jean le plus troué qu’il fût possible d’imaginer, troué, industriellement rapiécé et retroué, peut-être surtroué, rapiéçage de lambeaux, mèches difformes de fils de coton, un blouson rouge très rouge en cuir ou simili, des lunettes très à la mode mais d’épais verres de myope. Une jeune femme s’assit à côté de lui, nous étions trois maintenant, elle portait un t-shirt à l’effigie d’une chanteuse morte, très années quatre-vingts, mais je n’étais pas de la partie, je lisais, je n’aurais pas dû assister à leur rencontre. Ils parlèrent comme on peut parler entre inconnus quand le retard d’un train vous donne envie de parler au premier venu, à la première venue, il avait travaillé à peu près partout dans le monde, data analyste de profession, avait un fils de six ans, elle une petite fille, ils échangèrent les prénoms des enfants, et bien après les leurs, Wendy et Jean-Marc. Le train faisait un détour, je lisais que c’était maintenant ou jamais qu’on pouvait jouir de façon paisiblement destructrice des ultimes beautés du monde, et ils continuaient à deviser, elle ôta ses lunettes de soleil, le désir était évident, couple d’un retard, couple en retard, correspondance imprévue. Elle devait retrouver sa fille à l’arrivée, il avait eu un appel téléphonique, avait dit oui à tout à l’heure. Je ne sais pas ce qu’ils se dirent en se quittant ni s’ils échangèrent leurs numéros de téléphone, je n’étais pas si curieux, mais ils allaient bien ensemble, je puis l’attester.