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folie minuscule - Page 73

  • Nué

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    Il y a une semaine comme une parenthèse, je prends le train pour Tours, je change à Paris, il fait très froid, un lundi, il fait froid, il pleut, le vent circule dans la gare Montparnasse, je descends fumer de temps en temps, j’ai deux heures à tuer, rue du Départ, rue de l’Arrivée. B. m’attend à la gare de Tours, on roule une heure. Sur la départementale, en arrivant, il faut repérer un massif d’arbres, le château est derrière, le château de Nué. Longue allée, puis le château, un petit château en pierre de tuffeau, des losanges sculptés en relief comme sur les toits de Chambord, une tourelle du XVe siècle, de vieux corps de ferme plus ou moins en ruine, un colombier. Cinq comédiens, un metteur en scène, on répète toute la semaine, plusieurs pièces à travailler, le matin je déambule dans les allées, j’apprends Le Bain, parfois je pleure, c’est comme une greffe, le texte en moi. B. me dirige, je l’écoute, je perçois ses respirations, j’interprète ses regards.

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    Je joue un peu sur un vieux Pleyel, les touches répondent mal, je finis par l’apprivoiser, une valse de Chopin, un Bach père, un Bach fils, des improvisations le soir. B. chantonne, il chantonne toute la journée. Je cuisine beaucoup, c’est la vie de compagnie. Vers la fin de la semaine, d’autres comédiens nous rejoignent, on dort à deux par chambre. B. me rejoint. Il se lève tôt, l’odeur du café parvient jusque dans la chambre. Une après-midi, il faut vider le fond de la piscine, ça nous prend toute l’après-midi, des centaines de seaux, la piscine est circulaire, neuf mètres de diamètre, un casse-tête technique, tous ces seaux à remplir et à vider, on se les passe, on fait des chaînes, Pour un oui ou pour un non en italienne, une vingtaine de minutes seulement, en remplissant et en vidant des seaux, à la fin on a les pieds dans l’eau de javel, on glisse.

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    Je fais la liste des débuts de paragraphes du Bain, je la note sur la dernière page du texte, je la note dans mon agenda, il faut tout enchaîner maintenant, je commence à y arriver exactement dans le train du retour.

  • Le beffroi

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    Le beffroi s'est effondré un après-midi d'avril 1843. On ne le voit plus que sur de vieilles cartes postales. La mienne est datée de 28 septembre 1902. Dans la dernière décennie du siècle précédent, les remparts de la ville avaient été détruits, remplacés par des boulevards. Une dizaine d'années plus tard, on construirait le musée de Beaux-Arts. La ville changeait, elle changeait depuis le Moyen-Âge, ne semblait qu'une succession d'incendies et d'effondrements. En 1940, ce seraient les habitants eux-mêmes qui brûleraient l'hôtel de ville et le théâtre avant l'arrivée des Allemands. Le Général de Gaule inaugurerait le nouvel hôtel de ville en 1959, on resterait près de soixante ans sans théâtre. Il y a quelques années, c'est la piscine qui partit en flammes.

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    On passe dans le couloir, la carte postale retenue par un fil bouge légèrement, parfois se retourne. Elle n'est pas signée. Il n'y a qu'une adresse au verso, Mademoiselle Quelque Chose, à Saint-Omer. En 1902, quelques vieux habitants devaient se souvenir de ce monument. Leur mémoire a disparu.

  • 206 bleue

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    Je suis arrivé au garage une demi-heure avant la fermeture. Je voulais laisser la voiture, je ne savais pas comment dire, j'ai parlé de la casse, ils appellent ça destruction. Ce ne fut pas possible, pas possible d'obtenir le certificat de non gage. La 206 bleue était gagée, on ne peut pas se débarrasser d'une voiture gagée. Il fallait que je l'emmène, il suffisait de lui donner un coup de boost, elle redémarrerait, elle redémarra. J'étais parti me garer à l'extérieur de l'enceinte. Je retrouverais ma 407 plus tard. Le mécanicien que j'avais croisé en sortant avait laissé la 206 devant l'entrée, porte ouverte, clé sur le contact, le moteur tournait, ça sentait la forêt, le volant était couvert d'auréoles vertes et grises, les siège d'imperceptibles moisissures. Elle avait pris l'eau pendant plusieurs mois, je n'osais les compter. Il y avait à peine deux kilomètres à parcourir, mais je savais qu'il ne fallait pas caler, rouler lentement de la rue Lénine jusqu'à la rue Pierre Brossolette.

    La 206 reprit sa place, la place qui fut la sienne jusqu'en 2006, l'année où mon père me la céda, un an après le décès de ma mère. C'était sa voiture. Les premières semaines, j'avais laissé un diffuseur d'odeur diffuser une odeur artificielle, une sorte de parfum de voiture, ce qu'on imagine devoir être un parfum de voiture, sorte de parfum d'ambiance, ni parfum de maison ni parfum de linge de maison, ni huiles essentielles ni quoi que ce soit d'essentiel. Je me souviens, je crois me souvenir que c'était un vulgaire flacon de forme circulaire en plastique collé sur le plastique du tableau de bord. C'est elle qu'il l'y avait mis, il n'y avait qu'elle pour penser à cela. C'était encore sa voiture, c'était un peu son parfum, un parfum qu'elle avait choisi.

    Je repartis à pied de chez mon père. Je n'avais pas traversé le village à pied depuis des années. Je pris une photo du château. Je l'avais photographié souvent, il y a longtemps, avec des appareils différents. L'enceinte en brique a été remplacée par un grillage quelconque. J'étais le seul marcheur. Il y avait beaucoup de voitures stationnées. Dans un village comme celui-là, on prend sa voiture pour un oui ou pour un non. Je jetai un œil à l'école, les deux salles de classe connues, souvenirs précis. Une femme sortait, elle ferma la grille rouge qui a remplacé la grille blanche de mes souvenirs.