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folie minuscule - Page 83

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    Trop de mots abstraits : on ne veut rien dire, voguant à la surface d’une soupe incolore. On ne nomme plus les choses que par leurs noms génériques : oiseau, arbre, poisson, fleur. Rose à la limite, lys, et encore bégonia, et encore. Ainsi ont disparu la plupart de nos joies.

    Mi-novembre : on voit encore ici et là des pomponettes funèbres. Elles emballaient d’éternels regrets au début du mois ; maintenant elles ornent sous la pluie un pan de mur, une colonne métallique – et parasitent mes rêves.

    Les phrases ne se soutiennent guère sans leurs béquilles. Elles n’ont même plus de pompons.

  • Le don des pierres

    Photographie: Camille Rochwerg

     

    Entre les deux pierres données par Camille, j’ai choisi celle que sans doute n’aurait pas choisie Clélie — la sienne, posée sur son bureau, je la lui donnerai samedi prochain, quand je la conduirai à l’école de musique.

    Camille est un nom qui ne décide pas entre le masculin et le féminin, mais Camille n’y est pour rien. Sur son profil, Camille s’appelle El Inachevée — c’est le El du ténébreux, et veuf et inconsolé, un El qui est Il en somme. Camée est masculin malgré sa terminaison féminine. Les pierres de Camille ne sont pas sculptées mais polies : nul délicat profil comme l’on voit sur les camées. Le dessin aveugle des fines veines bleues sont comme fleuves au milieu de forêts.

    Je m’appelle Pierre et ignore leur pouvoir. Je sens pourtant la parenté cosmique entre elles et moi, sous les strates de culture qui me l'ont appris. Je pourrais dire la même chose de mes plantes vertes qui feuillolent obstinément aux fenêtres de mon appartement, de la terre qu’enserrent leurs racines, ou du carrelage sur lequel reposent les pots des plus belles d’entre elles. Mais la pierre offerte a la stabilité des âges où nous n’étions pas. Le vert des nouvelles feuilles mûrit en quelques jours, quand celui de ma pierre s’est formé en quelques millions d’années — pure spéculation de poète métamorphique.

    Elles est plate et mate d’un côté, bombée et brillante de l’autre. Sa forme n’est pas tout à fait irrégulière. Les yeux et le doigt sentent qu’elle a été creusée sur les bords pour être sertie. Qui s’en est donc orné ? Quels hommes et quelles femmes ?

    C’est ma pierre et elle n’en sait rien, et un jour ce sera oublié. Pendant ce temps, les métaphores divertissent le peuple. Quand on parle de la pierre, c’est pour investir dans la pierre — ici, c’est une métonymie. La dernière métaphore à la mode est celle du ruissellement, où l’on reconnaît des siècles d’observation du cosmos et la naissance de son langage. Mais ce mot vient d’être souillé par une théorie économique douteuse. Les journalistes semblent amusés quand ils en parlent. Il me semble même que c’est la métaphore qui les amuse. Le mot est tellement beau, et maintenant tellement bâtard. Il est difficile d’expliquer ici ce qu’est cette théorie du ruissellement, qui veut que l’argent des riches ruisselle sur les pauvres. Mais la métaphore s’est installée, et avec elle le ruissellement des commentaires politiques et médiatiques. Le précédent gouvernement avait la veine statistique et non poétique, et pendant cinq années il fut question de l’inversion de la courbe.

    Je vais continuer à vivre avec cette pierre et espérer le ruissellement de la vie. Avant de partir, Camille l’a posée sur la terre du Scindapus dont les lianes s’accrochent au mur et s’enroulent autour d’une barre de rideau. Qu’ont pu échanger cette plante venue des Iles Salomon et cette pierre ?

  • Tombe de Rimbaud

    Mon idée, c’était de gravir le Mont Olympe, mais nous sommes restés sur la plaine pour déjeuner au bord de la Meuse à l’ombre des tilleuls. Les jeunes Arthur (Rimbaud) et Ernest (Delahaye) s’y promenaient souvent, sur la route de Charleville à Mézières et de Mézières à Charleville. Ce furent les "tilleuls verts de la promenade" dans la première strophe de "Roman", que je lis à ma fille, lui expliquant, à elle qui en a treize, que les dix-sept ans dans le premier vers du poème sont deux de plus que l’âge du poète à l’époque où il le composa. C’est aussi l’âge qu’il se donna dans la première lettre qu’il adressa à Banville. Je raconte le séjour de Rimbaud chez le maître du Parnasse, l’exhibition à la fenêtre devant les passants scandalisés, les poux consciencieusement dispersés dans le linge de maison, les pieds crottés dans le lit, puis la querelle avec Carjat qui détruisit pour se venger tous les portraits qu’il avait faits du jeune poète, les "merde" avec lesquels l’insolent ponctuait chaque rime d’un poème qu’Auguste Creissels récitait à l’occasion de l’un des fameux dîners des Vilains Bonshommes, la querelle avec Verlaine qui avait "l’air con" en revenant du marché avec un poisson, et enfin l’affaire de Bruxelles.

    Elle lit "Le dormeur du val" avec application jusqu’à la date d’octobre 1870. Comme elle a buté sur le rejet des "haillons / D’argent", je lui explique qu’elle peut faire un léger suspens à la fin du vers pour marquer la rime, ou préférer le naturel en lisant le complément du nom dans la continuité de la proposition participiale. Delahaye raconte qu’on arracha les tilleuls pour permettre aux soldats français d’arriver plus rapidement à Charleville qu’il fallait défendre contre les Prussiens. Certains habitants de Charleville profitèrent de l’opération pour saccager les potagers des riverains, faisant passer leur malin plaisir pour une fièvre patriotique. Cette promenade, c’est aujourd’hui un espace vert au gazon court et bien entretenu, avec des bancs et des tables pour pique-niquer. Un garçon essaie de dégager son drone du tilleul où il s’est abîmé, mais l’hélice est accrochée à une branchette qui ne cède pas malgré les pressions rageuses sur la télécommande et mes tentatives de faire tomber l’engin en secouant les branches. Je finis par le récupérer au moyen d’une drôle de perche dont j’aurais dû demander la destination à la grand-mère du garçon qui me l’a tendue. Le drone est intact. "Maintenant, évite de faire tomber ton drone dans la Meuse!"

    Au Musée de l’Ardenne, nous sommes les seuls visiteurs. Dans la cour a lieu le vernissage d’une exposition temporaire sur les marionnettes dont nous parvient le discours amplifié mais quasi inintelligible à cause des volets fermés. Je distingue quand même l’inévitable mot "institution". Dans une vitrine, il y a de minuscules boucliers votifs. On s’arrête devant la maquette d’une construction celte où plusieurs familles vivaient avec leur bétail. Je photographie une statuette décrite comme une Vénus anadyomène que je ne peux m’empêcher d’associer au sonnet de Rimbaud et au Mont Olympe. Cela suffit à me rendre ce musée agréable.

    L’hôtel est situé à deux pas du cimetière désaffecté où gît la famille Rimbaud. En publiant la photo du monument où se distinguent les noms de Vitalie et d’Arthur, les deux enfants morts trop jeunes, je me rends compte que le lieu n’est pas identifié sur Facebook, qui m’invite aussitôt à le faire. À mon grand étonnement, me voici donc le premier à signaler cette "Tombe de Rimbaud", accentuant les symptômes de rimbaulâtrie par la photographie d’une boîte aux lettres dorée placée à l’entrée du cimetière. Il paraît qu'on peut lui écrire, et que les lettres sont archivées au Musée Rimbaud.

    Sur une tombe anonyme :

    fauvette.jpg

    Lorsque tu voleras
    autour de cette tombe
    Fauvette chante-lui
    la plus douce chanson

     

    Je reviendrai pour poster une lettre.