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folie minuscule - Page 94

  • Ho ! Pilot ! Ho !

    Mon ordinateur ne détecte pas plus le CD ce matin que la nuit dernière, nuit de super pleine lune du chasseur, ai-je-lu. Cela ne fonctionne pas plus avec le CD dit réinscriptible où je viens d’enregistrer des poèmes d’Emily Dickinson sur mon graveur de salon (une antiquité de la fin du siècle précédent), qu’avec les trios pour piano de Jean-Chrétien Bach empruntés à la bibliothèque municipale. Comme mon ordinateur a pris l’initiative de mettre à jour un tas de choses et qu’il ne se ressemble plus (au point que, quand je l’utilise, j’ai l’impression d’utiliser l’ordinateur de quelqu’un d’autre), j’ai espéré qu’il suffirait de réinstaller le pilote du lecteur pour qu’il fonctionne à nouveau. Mais après avoir navigué difficilement sur ce menu où je n’ai plus de repères, j’ai constaté que le pilote avait bel et bien été mis à jour. Je parviens à jouer mon CD sur d’autres lecteurs : c’est donc que le problème ne vient pas du CD mais du lecteur de mon ordinateur. Il est mort, comme on dit. The syllableless Sea, l’Océan de non-dit, demeurera quelque temps, le temps de me décider à utiliser mon nouveau matériel informatique que je rechigne à mettre en service parce que j'ai l'habitude de travailler sur les mêmes consoles et avec les mêmes potentiomètres depuis plus de quinze ans, dans son mutisme. Ce poème-là n’est pas daté (undated) et porte le numéro 1689. Le numéro 3, daté de 1853, c’est aussi le silence et la mer : On this wondrous sea (sans capitale, c’est la mer, et non l’océan, si je comprends bien la logique de la traduction) – sailing silently… et, deuxième strophe : In the silent West / Many – the sails at rest – The anchors fast. Dans les deux strophes de ce petit poème de jeunesse (Emily Dickinson avait vingt-trois ans), il y a la même exclamation : Ho ! Pilot ! Ho !, et à la fin : Thither I pilot thee – / Land ! Ho ! Eternity ! Ashore at last ! Il a fallu décider : prononcer fest et lest pour rimer avec West et rest. Pour en avoir le cœur net, j’interrogerai l’assistante anglaise du lycée — Il y a quelque temps, je lui ai demandé comment se prononce le mot azure, trouvé dans un autre poème. Elle m’a dit ne pas connaître ce mot. Il appartient probablement au musée des bizarreries exotiques ou archaïques de la poésie d’outre-langue.

  • "Personne n'est aussi seul que le son d'une flûte."

    Le train est court. Je me souviens que les trains sont qualifiés de courts ou longs sur les quais du RER E, par un marquage au sol, et aussi, dans toutes les gares d’Île-de-France, sur les écrans où s’affichent les arrêts des trains. Train long, train court. Ainsi, le voyageur peut choisir sa position sur le quai : tête, queue, milieu. La première pour le pressé qui sortira de la gare en premier, la deuxième pour celui qui ne sera pas mécontent de descendre sur un quai qu’il parcourra parmi une foule compacte et lente, la troisième pour celui qui n’a pas de goût particulier pour les extrémités. Le train qui entre en gare, ce matin à Valenciennes, est court, mais l’écran ni la voix féminine qui est celle de toutes les gares de France ne le précisent. C’est que ce train qui entre en gare à 8h04 est particulièrement court, quelque chose comme un timbre-poste. C’est cette image de Christian Bobin, glanée dans un livre d’entretiens emprunté à la bibliothèque municipale, qui m’y fait penser : "J’ai grandi dans un timbre-poste : une petite cour avec la grande coupole du ciel par-dessus." J’ai rendu le livre d’entretiens et emprunté Noireclaire, appris un poème et rêvé à ces images obsédantes : "Je cherche ton visage comme on cherche un interrupteur. Le poète perce quelques trous dans l’os de la langue pour en faire une flûte. On n’est jamais aussi seul quel le son d’une flûte." C’est bien de la solitude que je veux parler, mais elle a du mal à se dire. Comme ma mémoire m’a joué des tours, voici le texte exact :

    Je cherche ton visage comme on cherche l’interrupteur dans le noir.

    Le poète perce quelques trous dans l’os du langage pour en faire une flûte. Ce n’est rien mais ce rien parle de l’éternel.

    Personne n’est aussi seul que le son d’une flûte.

    Le poème est court. C’est une source d’étonnement aujourd’hui. Dans quelques jours, cette concision et cette netteté des images me seront sans doute familières. La flûte est immédiatement celle d’André Salmon, "au milieu des Hamlets blafards jouant les airs de la folie", dans le poème d’abondance que lut Apollinaire à son mariage le 13 juillet 1909, que je chante, lis, relis, et analyse pour les besoins du métier.

  • Marie sanglante et lagon bleu

    Ce soir semble une répétition. Après la pluie, j'ai filé à vélo jusqu'au même café et au même Berbère, déjà là, chapeau de paille, mousse et cigarettes. Mais c'est une autre serveuse qui vient à moi, plus sensuelle, et mon jus de tomate plus épicé, et la vodka qui s'en mêle aujourd'hui car c'est l'heure heureuse des cocktails bon marché dit-elle, et certes laissons-nous tenter.

    Au Basilic, un habitué me raconta sa rencontre, ici même où nous nous étions attablés pour déjeuner, au bord de la pluie, avec un vénérable philosophe, qui s'était montré si gêné qu'on lui demandât de bien vouloir poser pour un selfie. Je dégustais la texture inachevée d'une burrata, et lui, le bleu d'une pièce de bœuf.

    Ce qui m'étonne, dans cet appartement où j'achèverai la semaine, c'est qu'y demeure une femme que peut-être je ne rencontrerai jamais. Sa présence est manifeste, les légumes frais et changeants dans le réfrigérateur, le thym parfumant le pallier, la lumière électrique qui filtre entre la porte de sa chambre et le chambranle vrillé. Je sais en tout et pour tout qu'elle s'appelle Inès, qui est un nom plein de promesses. Elle fait vœu de silence et d'invisibilité, mais j'ai bien observé les plis du rideau de la douche et sa manie de fermer la porte de la salle de bain, alors que je prends soin, quant à moi, de la laisser ouverte après chacun de mes passages, à moins que la manie soit de mon fait, et le soin pour elle, ou que ce soit tout un.

    Ce qu'il y a encore de singulier dans cet appartement, ce n'est pas seulement qu'il offre à vos tourments ou à votre délectation un unique miroir ordinairement placé au-dessus du lavabo, mais que l'amie qui m'a prêté ses clés et son lit tandis qu'elle se repose au bord de l'océan, semble une diva qui se mire au milieu de parfums et d'étoffes chamarrées, pour avoir les lèvres toujours si rouges et le regard si exact. Le feu n'a que faire des miroirs. Sur la porte de sa chambre, un collage d'enfant empoussiéré. Contre un mur, des étagères dépareillées ployant sous l'accumulation des livres aux tranches ridées. La fenêtre était entrouverte à mon arrivée le jour de l'Assomption de Marie, les volets presque fermés, et je n'y toucherai pas. Je pose la tête sur l'oreiller mais bientôt je le pousse sur le côté: c'est ainsi que je m'endors chaque soir, écoutant les premières minutes d'une conférence dont je ne connaitrai pas le terme.

    J'imagine Inès vivant au milieu d'une débauche de miroirs, concentrant dans sa chambre tout le luxe qui semble avoir déserté cet appartement. Et que penser des slogans de lutte sociale en lambeaux collés sur sa porte... Inès serait discrète ou révoltée, discrète et révoltée, ou indifférente ou infiniment pure et sage. Aussi présente qu'absente, comme je suis.