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Le bonheur est toujours un échange

 

ou 

dans les choux

 

ou 

la pute, la danseuse et la reine

 

 

Avant d’aller au marché, j’ai scrollé les actualités sur Facebook : des stylos rouge sang, un nouveau mensonge d’arracheur de dents du ministre de la santé, des publicités pour des masques chirurgicaux à acheter par lots de cent, et d’autres, plus sophistiquées, pour des masques urbains prêts à se fondre dans le chic du premier costume déconfiné, et des visières, casquettes-visières, chapeaux-visières, bobs-visières, visières anti-UV aux bruns dégradés qui vous protégeront élégamment dans les rues infectées comme le ferait la vitre teintée du plus désirable SUV. — Puis ce témoignage d’une femme qui travaille dans un centre d’écoute téléphonique, elle relatait les appels de détresse des prostituées du Bois de Boulogne, une jeune fille de l’Est, le pays n’était pas précisé, elle était arrivée en France à l’âge de quatorze ans, j’aimerais me souvenir de son prénom, elle n’avait pas vu son maquereau depuis le début du confinement, il ne l’avait pas payée, elle continuait de faire des passes, n’avait plus de toit, dormait dans le bois, se lavait avec des bouteilles d’eau, elle toussait au téléphone, certains clients portaient un masque, lui en donnaient, l’un deux lui en avait même confectionné un avec du papier toilette, la plupart s’en passaient, et puis une autre fille avait appelé, la première était morte, le corps immobile dans une allée du bois, elle est morte hier, et quelques minutes après que j’ai partagé ce témoignage, le post a disparu du réseau, je l’ai recherché sur la page de l'ami qui l’avait partagé quelques minutes avant que je le partage à mon tour, il n’y était plus non plus, juste ce message indiquant que le contenu avait dû être supprimé par la personne qui l’avait initialement publié, mais pourquoi ? Les prénoms de ces filles qui les exposaient, le risque d’une descente de police, la surveillance orwellienne du réseau ?*

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En revenant du marché, j’ai écouté une émission littéraire sur Valentine de Saint-Point, je voulais en parler à Viviana, surtout cette idée de dissocier la danse de la musique, de ne pas danser la musique, mais j’ai passé la journée au téléphone, à la cuisine, et à dormir : dans l’après-midi, je me suis allongé dans le canapé pour écouter une émission sur Proudhon, la tête me tournait, trop de nicotine, la tête me tournait encore plus quand je fermais les yeux, alors je me suis allongé dans le lit, l’ordinateur posé à la place de l’oreiller vacant, j’ai lancé une lecture audio de La Célébration du dimanche de Proudhon parce que c’est dimanche, que Proudhon paraît être le plus grand prosateur de son siècle, que Rimbaud l’a lu, que j’attends le livre savant de Butor sur l’œuvre foisonnante de Proudhon commandé sur un site de vente d’occasion, mais je me suis endormi au bout d’une demi-heure, et comme je dormais, j’ai raté les deux tiers de la conférence de presse du premier ministre. J’écoute la fin de la conférence, l’exégèse de la parole présidentielle, les réponses aux journalistes, le visage défait du premier ministre quand il quitte son pupitre. — Je lis un portrait d’Armand Fallières, président de la République très populaire qui termina son mandat l’année de la publication d’Alcools. Propriétaire de vignes à Nérac, il suspendait à l’automne ses activités élyséennes pour assister aux vendanges dans son domaine de Loupillon. À Paris, tous les matins, il se promenait vers le Trocadéro, le Champ de Mars, faisait le tour de la Place de l’Étoile et poussait souvent jusqu’au Bois de Boulogne, pour revenir à son bureau vers 10 heures.

Ce soir, j’achève le chou vert : il en restait deux blocs dans des boîtes au réfrigérateur. Je coupe de fines lamelles, les froisse avec du sel gris dans un saladier jusqu’à ce qu’elles suent, j’écoute une émission en anglais sur les secrets de la Reine Victoria, son rapport à la langue anglaise qui était sa deuxième langue après l’allemand, son couronnement à l’âge de dix-neuf ans, la volonté de redonner son lustre à une couronne qui avait été ruinée par la faiblesse de ses prédécesseurs, la rencontre du Prince Albert, she was very taken by him, he was a handsome man, he was charming, and in the end she simply fell in love with him. Elle évoque sa nuit de noces dans son journal, "very satisfied and confusing night". — "All marriage is such a lottery — the happiness is always an exchange — though it may be a very happy one — still the poor woman is bodily and morally the husband’s slave. That always sticks in my throat. When I think of a merry, happy, and free young girl — and look at the ailing aching state a young wife is generally doomed to — which you can’t deny is the penalty of marriage."


 

Les feuilles de chou fermenteront dans leur bocal jusqu’à vendredi. — Il en restait encore un peu, je les ai réduites en soupe avec des feuilles de salade fanées et des fanes de radis. — Mon intendance souffrirait un confinement éternel. — Je deviendrais chou.

 

* Un autre ami trouve la source du témoignage dans L’Obs.

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