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folie minuscule - Page 15

  • La nouvelle médiathèque de Cahors

    Ô Larbaud, si tu savais ! Je lis dans La Dépêche
    Que tu as donné des sueurs froides aux bacheliers.
    C’est que, un après-midi de juin,
    Des centaines de milliers de jeunes gens
    Ont lu ton Ancienne gare de Cahors :
    Soudain plus de lecteurs que tu n’en eus en un siècle !
    Ils se sont interrogé sur l’étrange objet de ton admiration,
    Cette gare désaffectée, vieille et rose
    — Et moi, je l’ai trouvée bleue en ce dimanche de juillet,
    Et coiffée bizarrement d’un couvercle modernement 
    Architecturé, la faisant ressembler, de l’autre
    Côté des rails rouillés, à une piscine provinciale
    — Mais c’est une médiathèque, et, pour t’expliquer ce que c’est,
    Je dirais que c’est une sorte de bibliothèque qui se débarrasse
    Sans vergogne de ses livres périmés à mesure qu’elle en acquiert
    De nouveaux, plus au goût du jour — Toi,
    Tu n’es tellement pas au goût du jour que tes vers
    Obsolètes sont devenus un sujet de baccalauréat, 
    Couronnement académique des Poëtes Mineurs. 
    Ta gare endormie s’est déclinée en infinis commentaires, 
    Mais pour la première fois en cette année 2021, 
    Les copies des bacheliers n’ont pas été lues.  
    Des agents les ont scrupuleusement
    Scannées — comment t’expliquer cela ?... 
    Disons qu’ils ont photographié trois millions de pages
    Pour les projeter sur des sortes de téléviseurs :
    Les professeurs les ont regardées chez eux 
    Et corrigées une à une sans pouvoir 
    jamais les toucher  — nous appelons cela
    Dématérialisation, ô Poëte de l’autre siècle 
    — C’est pour la joie de Dieu, la joie sans chair ! —, 
    Et nous ne toucherons plus jamais de papier, 
    Ni ne ferons couler aucune encre.

    ancienne_gare2.jpg

    larbaud.png

  • Bac masqué

    On parle des saisons : du coup t’es dans quelle saison ?
    Vous pouvez aussi vous documenter sur les dômes de chaleur, dernière expression à la mode, qui a remplacé abstention depuis deux jours.

    Comme j’examine, moi, je soigne ma question :
    Avez-vous une montre ? Vous avez une demi-heure.
    — Je vais gérer.

    À propos d’une poussette, un couple :
    Y a un truc qu’y faut pas faire, c’est genre s’arrêter.

    L’antiquaire confie, avec son aura de boulevard :
    J’ai eu la belle-fille du préfet au téléphone…

    Et alors, pourquoi avez-vous choisi de présenter Les Fleurs du Mal ?
    — Déjà, c’est la seule œuvre que j’ai lue… je ne suis pas un grand lecteur.

    Un autre s’émeut de l’empathie de Baudelaire, toujours le premier à s’intéresser aux vieillards, aux pauvres, aux prostituées, aux lesbiennes, sans parler de ses cheveux verts. — Dans mon souvenir, il prend la précaution de mettre des gants pour serrer des mains et n’est pas tendre avec les invertis, mais bon, nos lunettes…

    Comme je me dirige vers une table dans le fond de la terrasse,
    Manon m’interpelle. Je la reconnais mais je ne la reconnais pas tout à fait.
    Elle est rayonnante, démasquée et coiffée comme pour un shooting Instagram.
    — Je suis tombée sur Lamartine, la prof m’a bombardée de questions.
    C’était quand même pas évident de réviser l’oral, j’ai commencé à travailler dans un bistro. 

    Je ne sais pas quoi faire des diagnostics de dépression : Apollinaire se complaît-il dans la mélancolie, il est dépressif ! Je mets en garde : vous savez, les lunettes contemporaines…

    Une candidate se débrouille pas mal avec les cochons de La Ferme des animaux, mais quand je lui parle des chiens elle sèche.

    Une autre me sidère en commentant La Princesse de Clèves : le langage n’est pas soutenu, il est… enfin, pas familier mais… — Courant ?! — Oui, il est courant, mais par contre l’histoire elle est pas courante.

    Une candidate d’origine ukrainienne, excusez-moi, je ne parviendrai pas à prononcer correctement votre nom, elle parle de La Fontaine et c’est lumineux. Surtout, j’admire sa syntaxe, sa facilité à phraser sans nos ineptes du coup. Elle me parle d’un fabuliste ukrainien, et quand je fais des recherches plus tard, cela m’est tout à fait inaccessible : tant mieux.

  • Solution

    Il ne faudrait plus, il ne faudrait rien en matière de langage, d’expression, de volonté, de désir et de rêve.

    Il faudrait s’échapper des lieux communs, mais nous sommes des animaux territoriaux quoique volent les avions.

    Les frontières sont dans le ciel depuis le vingtième siècle. Quelques-uns les ont franchies ; les autres, nous nous contentons des prévisions célestes qui nous projettent à quatre, cinq jours.

    La poésie n’a rien à faire ; elle n’a que faire ; elle ne fait rien, n’est que ses six lettres, une mode, une manière de dire à certaines époques, une manière maintenant de dire ce qu’elle disait et ce qu’elle eût dit.

    Le traitement de texte maltraite ; la navigation est électrique ; la musique des sphères ne peut plus se passer de bande passante ; la poésie vestige les morts aux dossiers depuis toujours ruinés.

    Ce ne sera, ce ne fut qu’un clignement d’œil, un long mot d’une fraction de seconde, car le découpage du temps est notre raison autant que la preuve de notre désordre et de notre dérive.

    Quant à la narration, si imparfaite est notre incarnation que les galeries de personnages ne suffisent pas ; si nombreux sont les personnages qu’ils ont déjà achevé le goût du récit.

    Quant à l’esprit. Quant à l’âme. Quant à toi.