Je me suis couché très tôt et levé très tôt. Ce sera peut-être mon rythme quotidien. Je n’en sais rien. Je ne vais pas me l’imposer. Je fais quatre séries de dix pompes. Sur Facebook, un comédien avec qui je me suis fâché il y a deux ans a partagé le Journal de confinement de Wajdi Mouawad. J’écoute, je réécoute, je retranscris le début et un passage vers la fin. La parole est murmurée, nue et pleine à la fois, c’est un pansement chargé des mythes littéraires, d’Œdipe à Lady Macbeth, hanté par une insondable culpabilité. "Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n'ai jamais eu les mains aussi propres qu'en ces jours de solitude. Et pourtant, malgré la propreté de mes mains, je dois bien être responsable de quelque chose."
folie minuscule - Page 57
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Pansement
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"Se poser les questions, mais autrement..."
"Les lavant deux fois par heure et trente secondes à chaque fois, je n'ai jamais eu les mains aussi propres qu'en ces jours de solitude. Et pourtant, malgré la propreté de mes mains, je dois bien être responsable de quelque chose. Lady Macbeth sans le savoir. Mais alors, quelle est cette tache qui ne s'en va pas et que je n'ai de cesse de frotter? Quel crime ai-je commis? Quel roi ai-je égorgé? A moins que, à l'image de mon époque, je ne sois rien d'autre qu'un de ces milliers de Ponce Pilate, autre personnage obnubilé par la propreté de ses dix doigts, qui se demande bien en quoi cela peut le concerner. En ce cas, qu'est-ce qui, en me lavant les mains, risque aujourd'hui d'être mis à mort? Quel Christ j'envoie à sa crucifixion? Qu'est-ce qui est sublime et qui meurt? Qu'est-ce qui s'en va? Quel esprit de la forêt déserte le monde? De quoi dois-je dès à présent faire le deuil? L'insouciance? Il y a deux semaines, je ne peux pas dire que je me sentais insouciant. Climat, incendies, violences envers les femmes, libéralisme... Si le monde que je quitte par le confinement était celui-là, pourquoi désirer la fin de ce confinement au plus vite? Pour retrouver quel monde? Entre un monde qu[i m'écrase et celui qui aujourd'hui me statufie, comment ne pas rester hébété et sans réponse à cette question: quoi faire de ce confinement?
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Picus veridis
Il y a du vert, du gris-vert, du jaune et du rouge chez le pic-vert. Le picus veridis a une consonance véridique. Je me demandais depuis tout à l’heure quel était ce bruit intermittent. Quelque chose me dit que c’est un pic-vert depuis que j’ai ouvert la fenêtre. C’est un bruit de la nature, pas un bruit technique — comme cette scie à la vibration puissante et sourde qui s’ajoute aux chants d’oiseaux et au bruit continu des véhicules sur l’autoroute lointaine — une marbrerie — on scie des plaques de granit ou de marbre — monuments funéraires. Les oiseaux me font penser à Emily Dickinson car ils peuplent ses poèmes de leurs noms américains. "Mon Sort — aujourd’hui — c’est la Défaite": début d’un poème, début d’une chanson. J’ai commencé à y travailler hier soir — en sourdine — ne pas déranger les voisins aux oranges qui un soir m’ont envoyé un mail assassin nous demandant de "ne plus partager" nos vocalises avec eux. Le poème, j’y avance pas à pas. J’ai attaqué les deux premières strophes, pas comme le pic-vert, mais à pas feutrés. Je n’y ai pas encore rencontré d’oiseaux. Pour l’instant je n’y entends que des cloches — fewer bells… Olivier a emporté ma belle édition des sonnets de Shakespeare. Les sonnets de Michel-Ange aussi, le Canzoniere de Pétrarque. J’ai gardé le recueil de Pasolini, La religion de mon temps. On chantera chacun chez soi. Lui au pays de la langue d’oc, moi et ma langue d’oïl — mais je préfère chanter en américain — imparfait.