Ivre de soi — un nom de ville américaine, sourire aussi franc et feint, immaculé et prometteur qu’on puisse rêver, images de soi en cascades polychromes, inventaire des désirs de la terre entière ; une partie de l’humanité s’abîme dans la contemplation muette d’un corps de l’ancien monde, effigie évadée de l’hellénie et, pour quelques générations volatiles, peut-être encore absolument désirable : VANITY TEEN, lettres noires peintes sur la peau, comme un bégaiement de fierté qu’on applaudirait sans peine et sans prière, souvenir impossible d’une adolescence clémentine.
La fuite - Page 16
-
Dallas
-
Paradise lost
"On enchaîne avec la dixième place", dit l’animateur, qui depuis huit heures ce matin commente une course à pied. Le simple vitrage dans mon salon, la sono et les cris de la foule saluant l’arrivée des coureurs sur la place toute proche.
Je suis sorti tout à l’heure, voulant vérifier que le réservoir d’essence de ma voiture ne s’était pas tout entier répandu sur le bitume. Je m’étais garé loin, le stationnement étant proscrit dans le centre-ville à cause de la course. C’était sec sous la voiture. Le dessous du réservoir sec aussi, à vue d’œil. Cela m’a rassuré.
Marché dans les vieilles rues désertes dont le pavé, l’étroitesse ni les lacets ne sont propices à la course. Ai remarqué un alignement de façades penchées comme on voit dans certaines rues de Paris qui ont échappé à l’urbanisme rationnel, et plusieurs maisons parées de boiseries et de petits carreaux qui sans doute furent jadis des enseignes d’artisans ou de commerçants.
Attendu quelques minutes derrière une barrière, laissant passer les coureurs, leur flux protégé par des agents de médiation — leur fonction s’inscrivant en lettres capitales blanches sur le dos de t-shirts rouges.
Sur la place, les corps dégouttant de sueur, les étirements, les chairs blanches, l’énergie positivement consacrée à l’effort physique.
Le dimanche, je porte souvent le même pantalon de jogging en coton, avec cette injonction brodée qui suit la courbe de la poche : "TAKE IT EASY", le "I" s’étirant exotiquement en silhouette de palmier. Ce à quoi je m’attache.
-
Intérieurs
Dans cet appartement haut-perché, il y a des murs bleus, mauves, verts, rouges, du velours dans la voix, un lit posé sur une armoire, des armoires qui baillent, un flacon de parfum disparu mystérieusement, une cafetière en aluminium mais lourde, des contes de danseuses, des fluides spectaculaires, quelques minuscules fruits secs pleins de rêves d’énergie, des chevelures profondes, et le temps qui passe sans s’en apercevoir.
Dans un autre appartement, un plafond bleu nuit sans étoiles, un parquet doré, des fauteuils en rotin, un grand bol de thé, des retrouvailles matinales, et tant de livres sur tous les murs, chapitres de désirs, humeurs et lumières, erreurs et scandales, vies et colères, naissances et ruptures, amours et chants d’amour…
Ailleurs, les murs et le stuc brûlés d’une scène circulaire, un comédien feuilletant l’écran d’une tablette qui projette sur son visage la lumière d’un texte adoré, le damas cramoisi d’un pyjama de jour, la doublure animale d’une longue pelisse, l’argent incongru des bottes, la blondeur désordonnée des cheveux, et la trame complexe d’une voix décrivant d’innombrables motifs avant les ténèbres.