Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La fuite - Page 19

  • Conte violet

    Considérant l’intérieur de mes mains, les sillons entrecroisés de mes phalanges qui sont comme ces lignes gravées sur une paroi rocheuse récemment attribuées à des hommes de Néanderthal, je tente de déterminer leur couleur, modifiée par le froid des rues nocturnes — je viens de rentrer chez moi — et par le cirage frénétique de mon sac et de mon blouson en cuir tout à l’heure : elles sont violacées, mais je préfèrerais dire pourpres. Un rapide examen des images référencées par Google me fait penser que c’est parfaitement équivalent. Furetière écrit, à l’article VIOLET de son Dictionnaire universel, "qu’un corps est tout violet, lorsqu’il est meurtri, qu’il est gelé de froid, qu’il est couvert de pourpre, parce qu’il tient un peu de cette couleur". Le Trésor de la langue française me confirme cependant que "violacé" est plus approprié en l’occurrence : "Nez, teint violacé ; langue violacée ; doigts violacés ; joues, mains, pommettes violacées." Le mot n’apparaît pas chez Furetière. On le trouve dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1835, et il est attesté dès 1810 dans un Traité théorique et pratique sur les maladies de la peau. La mention de ce traité me rappelle l’inquiétude de ce matin dans la salle de bains, et l’étonnement, ce soir, dans le Journal de Kafka : "Le plaisir que me procure la salle de bains. — Connaissance progressive. Les après-midis passés en compagnie de mes cheveux." Une autre chose me fait penser à Kafka : la fête qui explosait d’un appartement, de l’autre côté de la Place d’Armes, à deux heures du matin — une note de Kafka, que je ne parviens pas à retrouver, sur le dérangement provoqué par des filles qui chantent la nuit, et un gendarme qui intervient pour les faire taire.

    De fait, mes mains n’ont personne où se réchauffer ces temps-ci. Elles se sont aventurées quelquefois au début de l’automne, mais rien qui leur donne une amoureuse coutume, si ce n’est le clavier du piano où je brode des accords et des mélodies, et celui de l’ordinateur où je suis à nouveau plus assidu.

    Il y a aussi cette acception inouïe chez Furetière : "On appelle contes violets des contes qui n’ont point de vraisemblance, des choses qu’on n’a vues que dans ces éblouissements."

    Neanderthal_Engraving_(Gorham's_Cave_Gibraltar).jpg

  • À la lampe jaune

    Je n’ai que l’heure des faveurs et défaveurs hasardeuses, et j'ai tout cela. Et maintenant, la circulation mécanique de l’air dans l’appartement clos au milieu de l’automne, le tic-tac d’une pendule de mariage sortie d’une boîte longtemps remisée dans la cave de mes années.

     

    Une lampe d’une autre époque, toute de verre jaune, tapisse mon réveil d’une gloire industrielle : je médite en matin.

     

    "vers
    l'espace
    désert
    et parmi
    les perspectives
    nues"

     

    On rapporte la nouvelle d’une lune exceptionnelle, mais je ne percerai pas le matelas des nuages depuis mon poste d’observation. Je suis resté tapi deux heures à l’heure où elle se levait, et celle où l’on dîne. On contait à mon oreille endormie la vie et l’œuvre d’un philosophe. À la fin, j’ai senti la chaleur enclose sous les couvertures, confiant dans l'ordre de la matière.

     

    lune_negative.jpg

     

  • Plus ou moins dans la pénombre, un visage

    J’y suis allé à cause de la radio, celle que j’écoute chaque jour depuis que je suis valenciennois, une de ces radios populaires qu’on dit parfois populistes : celle que je capte le plus facilement ici. À vivre seul dans un si grand appartement, les voix de la radio peuplent mon désert de parole et de caresse. Il fut question, un soir, d’un film sur Le Jardin des délices, et comme j’avais du temps à tuer hier soir, qu’il pleuvait et qu’il était trop tôt pour reprendre la route, à l’heure où le périphérique est saturé, je suis allé au cinéma. C’était, je crois, la plus petite salle. Au premier rang, un bonnet solitaire, un étudiant, pensais-je, son paquet de chips au bruit de paquet de chips, et le long brisement des chips entre ses dents, une spectatrice scandalisée derrière moi, l’avalement d’un homme nu, des hirondelles s’envolant d’un anus, ce grand oiseau assis sur une sorte de chaise percée royale, en train d’excréter une bulle d’où sortent d’autres hommes nus légèrement plus petits que celui qu’il avale, lesquels tombent dans un trou, dans un puits, dans une lunette de cabinet autour de laquelle d’autres hommes se livrent à différentes opérations d’excrétion : l’un d’eux défèque des bulles ou des œufs ; un autre, accroupi, vomit, aidé par une femme ; et du fond du trou, du fond de cette autre lunette, de ce puits, sort, plus ou moins dans la pénombre, un visage. Ce n’est pas un jeune homme mais une femme au rire scandaleux qui tout à coup change de place, le bruit d’une bouteille en verre, un cabas à roulettes ; on se demande quelle bouche à son oreille ou quelle radio l’a échouée là ; elle sort de la salle avant la fin du film. Je dors un peu ; j’aime bien les gros plans qui voyagent sur la peinture et Renée Fleming qui déchiffre une partition sur une paire de fesses, ravie par tant de précision harmonique au milieu d’un tel chaos. Le reste, je m’en souviens à peine. En rentrant, je rencontre un jeune homme qui me sourit et m’embrasse aux abords de la forêt. Je surveille le mouvement des lumières sur la grand-route, guettant quelque oiseau de l’enfer qui pourrait nous déranger.