Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La fuite - Page 5

  • Zone fœtale

    IMG_20170627_211741.jpg

    Crèvecœur, campagne de Cambrai, l’Escaut déjà civilisé mais coulant parmi les arbres et les herbes hautes, tel un poème gorgé de poncifs romantiques, et là, un pont métallique, vestige de l’industrie passée où ne vaquent plus que de rares pêcheurs tandis que je contemple ce paysage jamais-vu, n’y trouvant qu’un cadrage imparfait, filtrant cette eau calme sous un ciel presque chargé.

    La langue rude et imagée des ancêtres fait la poésie des entrées d’agglomération. Ici, une origine martiale incertaine, ou peut-être le sobriquet d’un homme qui transperça le cœur de son ennemi, ou encore la grande douleur d’une terre caillouteuse, la ruine d’une mauvaise ferme, crepata cortis. La cour devenue cœur auréole un insignifiant village d’un drame majestueux et souffle le titre d’un recueil à l’esprit guetteur d’Aragon, lui qui vogua sur l’Escaut en cette région dévastée par les Allemands.

    C’est dans ces environs que j’opérai mes premières divisions cellulaires et préparai méthodiquement, c’est-à-dire avec suffisamment d’obstination et de folie, ce que je suis à peu près capable de faire aujourd’hui : aligner ces mots comme un horizon qui se rêve plus tangible que l’horizon.

  • --

    La ville s’anime, c’est soleil.
    La tête était encombrée d’étourdissante nicotine, il fallut s’allonger dans les coulisses. D’insipides chansons parcouraient les rues, chantant la langue du monde, tout le monde.
    Il n’est aucun prétexte à la présente fuite, pas une hypothèse. Avenir.
    Avoir été, dans le soleil de mai, les couples qui badinent, la folie, les insouciances, être là. Imaginer les noirs complots du soleil, la verdeur immédiate des eaux, les pleurs des rois repus.

  • Credo in unum

    Pas d’endroit plus exotique qu’un livre. S’y soumettre rêveusement, seule jouissance (seule fiance). Si le livre est parfait (parachevé mais assez mystérieux pour y vagabonder à loisir), s’il bricole laborieusement ou menteusement quelque récit trop linéaire (car les clés, dans la poche trouée, on les perd, et on se débrouille) : c’est tout un.

  • Un concert d'enfers

    A14562.jpgRien ne m’intéresse tant que de tourner longtemps autour de ces grands maîtres qui furent aussi misérables que merveilleux, de les entourer de lectures comme spiralaires, grattant l’œuvre, c’est-à-dire y rêvant d’abord en surface, puis plongeant bien profond dans ces gouffres d’imagination et d’intelligence inapte où je ne déchiffre pas encore les noms de tous les arbres, car c’est une bien longue affaire qui m’accapare ces temps-ci.

  • Atroce Charlestown

    "Les poètes déclarent qu’aller-venir et dériver de par les rives du monde sont un Droit poétique, c’est-à-dire: une décence qui s’élève de tous les Droits connus visant à protéger le plus précieux de nos humanités; qu’aller-venir et dériver sont un hommage offert à ceux vers qui l’on va, à ceux chez qui l’on passe, et que c’est une célébration de l’histoire humaine que d’honorer la terre entière de ses élans et de ses rêves. Chacun peut décider de vivre cette célébration. Chacun peut se voir un jour acculé à la vivre ou bien à la revivre. Et chacun, dans sa force d’agir, sa puissance d’exister, se doit d’en prendre le plus grand soin."

    Patrick Chamoiseau

     

    atroce_charlestown.jpg

  • Dallas

    Ivre de soi — un nom de ville américaine, sourire aussi franc et feint, immaculé et prometteur qu’on puisse rêver, images de soi en cascades polychromes, inventaire des désirs de la terre entière ; une partie de l’humanité s’abîme dans la contemplation muette d’un corps de l’ancien monde, effigie évadée de l’hellénie et, pour quelques générations volatiles, peut-être encore absolument désirable : VANITY TEEN, lettres noires peintes sur la peau, comme un bégaiement de fierté qu’on applaudirait sans peine et sans prière, souvenir impossible d’une adolescence clémentine.

  • Paradise lost

    "On enchaîne avec la dixième place", dit l’animateur, qui depuis huit heures ce matin commente une course à pied. Le simple vitrage dans mon salon, la sono et les cris de la foule saluant l’arrivée des coureurs sur la place toute proche.

    Je suis sorti tout à l’heure, voulant vérifier que le réservoir d’essence de ma voiture ne s’était pas tout entier répandu sur le bitume. Je m’étais garé loin, le stationnement étant proscrit dans le centre-ville à cause de la course. C’était sec sous la voiture. Le dessous du réservoir sec aussi, à vue d’œil. Cela m’a rassuré.

    Marché dans les vieilles rues désertes dont le pavé, l’étroitesse ni les lacets ne sont propices à la course. Ai remarqué un alignement de façades penchées comme on voit dans certaines rues de Paris qui ont échappé à l’urbanisme rationnel, et plusieurs maisons parées de boiseries et de petits carreaux qui sans doute furent jadis des enseignes d’artisans ou de commerçants.

    Attendu quelques minutes derrière une barrière, laissant passer les coureurs, leur flux protégé par des agents de médiation — leur fonction s’inscrivant en lettres capitales blanches sur le dos de t-shirts rouges.

    Sur la place, les corps dégouttant de sueur, les étirements, les chairs blanches, l’énergie positivement consacrée à l’effort physique.

    Le dimanche, je porte souvent le même pantalon de jogging en coton, avec cette injonction brodée qui suit la courbe de la poche : "TAKE IT EASY", le "I" s’étirant exotiquement en silhouette de palmier. Ce à quoi je m’attache.

     

     

    Houghton_EC65.M6427P.1667aa_-_Paradise_Lost,_1667.jpg

     

     

  • Intérieurs

    Dans cet appartement haut-perché, il y a des murs bleus, mauves, verts, rouges, du velours dans la voix, un lit posé sur une armoire, des armoires qui baillent, un flacon de parfum disparu mystérieusement, une cafetière en aluminium mais lourde, des contes de danseuses, des fluides spectaculaires, quelques minuscules fruits secs pleins de rêves d’énergie, des chevelures profondes, et le temps qui passe sans s’en apercevoir.

    Dans un autre appartement, un plafond bleu nuit sans étoiles, un parquet doré, des fauteuils en rotin, un grand bol de thé, des retrouvailles matinales, et tant de livres sur tous les murs, chapitres de désirs, humeurs et lumières, erreurs et scandales, vies et colères, naissances et ruptures, amours et chants d’amour…

    Ailleurs, les murs et le stuc brûlés d’une scène circulaire, un comédien feuilletant l’écran d’une tablette qui projette sur son visage la lumière d’un texte adoré, le damas cramoisi d’un pyjama de jour, la doublure animale d’une longue pelisse, l’argent incongru des bottes, la blondeur désordonnée des cheveux, et la trame complexe d’une voix décrivant d’innombrables motifs avant les ténèbres.

  • Peter put up the sunshine !

    Il faut penser chaque jour à la mort pour ne pas la craindre. Plutôt: y penser chaque jour n’est pas crainte de la mort. Mais je n’y pense pas. Pas de cette façon en quatre lettres. Pas cette abstraction qui est un artifice du cerveau humain. La mort ne m’est concevable qu’attachée aux vivants que je connais, de près ou de loin, et aux morts dont j’ai éprouvé la perte: ce qui fait deux expressions poétiquement embarrassantes.

    J’ai lu et chanté le premier poème du recueil, qui commence par un vers latin et fait rimer la gloire du monde et l’abeille, la pompe et le volatile: "Sic transit Gloria Mundi / How doth the busy bee." Cette langue habite un monde qui me plaît tant que je la veux pour seconde langue maternelle.

    On parle aussi de secondes noces, par cet archaïsme du français où subsistent quelques ruines bizarres au milieu de l’ordinaire et d’une camelote qui miroite et se démode. On passe le plus souvent sans regarder, comme l’on circule sur une route accoutumée sans rien remarquer du paysage ni de l’épaisseur du brouillard.

  • Orfeo

    Le chef d’orchestre était étonnamment beau, et sans doute son cerveau harmonique plus admirable encore que l’enveloppe de sa peau, qui donnait aux reliefs de son squelette et de ses chairs la continuité surnaturelle d’un paysage imaginaire. La harpiste commençait à jouer, le buste penché sur le côté gauche de son instrument, ses bras décrivant des trajectoires précises et gracieuses. On ne concertait pas encore. Elle jouait comme pour elle seule, un rideau de cheveux noirs empêchant de savoir si parfois elle levait les yeux vers le chef d’orchestre dont les mains marquaient un mouvement retenu, prélude à l’extravagance de l’opéra qui se tramait derrière ses paupières closes – mais closes d’une façon telle, paupières souriantes comme le sourire de celui qui domine et goûte tout à la fois la recréation de l’œuvre, qu’elles dessinaient la qualité d’un regard plus vibrant qu'il est humainement concevable.