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La fuite - Page 6

  • C'est la vie

    Dormi de 17 à 22. Écouté vaguement, avant de sombrer, une émission sur Emily Dickinson. "En savoir plus sur Emily Dickinson, c'est en savoir plus sur rien", entend-on dès le début.

    "Tu n'es pas économiquement viable", lui dit-elle en le quittant, dit-il à la radio. Il retrouvait dans un film quantité de points communs avec son couple défait. "Et alors...", disait à peu près l'animatrice.

    Soupe au chou doux, emmental râpé, yaourt. Thé Rose-c'est-la-vie, thé ready-made.

    Oublié mon livre de chevet, chez mon père sans doute, mai‎s je ne lis jamais au lit. On the road... Oublié une clé USB également.

    Pyjama à carreaux. Comme une plaie à l'épaule. Cicatrisation. "Parfois, la seule chose qui nous reste d'une histoire d'amour, c'est le chagrin", dit l'animatrice, qui conseille à l'amant délaissé de ne pas le cultiver. Il dit: "Si j'avais l'opportunité de refaire ma vie avec quelqu'un, je n'hésiterais pas." Que dirait Apollinaire à la radio? "Mais en vérité je l'attends, avec mon cœur, avec mon âme, et, sur le pont des reviens-t'en, je lui dirais je suis content..."

    La pluie crépite sur les fenêtres inclinées de ma chambre. Temps de chanson, temps de ballade.

    Puis la nuit, j'essaie à nouveau d'écouter cette émission sur Emily Dickinson. Dans nos vies linéaires et changeantes imperceptiblement, les écureuils sont le plus souvent imaginaires, mais écureuils ils sont.

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  • Paterson

    Je m'étais assoupi avant le début du film. Il m'a semblé, au cadran phosphorescent de ma montre, que j'avais raté le premier quart d'heure. A l'écran, un homme conduisait un bus. Non, la scène, à mon réveil, était pareille à l'affiche du film: un homme et une femme dans un lit, filmés en plongée comme l'on voit dans les films japonais. C'est après que l'homme conduisait le bus, une fois refermé le carnet sur lequel il écrivait en attendant de démarrer.

    Le film n'était qu'obsessions et répétitions.

    Le nom de Paterson était partout, et, dans la dernière séquence, cette idée que lire un poème dans une autre langue que celle où on l'a déposé serait comme prendre une douche en imperméable. Comme je cherchais, pour le déposer au guichet, le bonnet de femme que j'avais senti sous ma semelle en m'installant tout à l'heure, et que je ne le trouvais plus sur le siège voisin du mien où je l'avais laissé pendant la projection, je conclus qu'on était venu le chercher pendant mon somme.

    J'avais acheté Howl un peu avant Noël: ce n'était donc pas un hasard si Allen Ginsberg, mentionné parmi les hommes illustres de Paterson, New Jersey, s'était trouvé sur une table de la librairie non loin du cinéma. "Incomparable blind streets of shuddering cloud and lightning in the mind leaping toward poles of Canada & Paterson, illuminating all the motionless world of Time between..."

    Pendant les vacances, j'ai disposé des livres dans ma cuisine: des livres de cuisine et des livres de poésie. J’ai préparé une tarte aux choux rouges, oignons rouges et pleurotes, avec une pâte assombrie à l'eau de cuisson de riz noir.‎ Je voudrais confectionner le black cake d'Emily Dickinson, mais sa recette est trop elliptique; elle l’a sans doute écrite pour elle seule.

  • Conte violet

    Considérant l’intérieur de mes mains, les sillons entrecroisés de mes phalanges qui sont comme ces lignes gravées sur une paroi rocheuse récemment attribuées à des hommes de Néanderthal, je tente de déterminer leur couleur, modifiée par le froid des rues nocturnes — je viens de rentrer chez moi — et par le cirage frénétique de mon sac et de mon blouson en cuir tout à l’heure : elles sont violacées, mais je préfèrerais dire pourpres. Un rapide examen des images référencées par Google me fait penser que c’est parfaitement équivalent. Furetière écrit, à l’article VIOLET de son Dictionnaire universel, "qu’un corps est tout violet, lorsqu’il est meurtri, qu’il est gelé de froid, qu’il est couvert de pourpre, parce qu’il tient un peu de cette couleur". Le Trésor de la langue française me confirme cependant que "violacé" est plus approprié en l’occurrence : "Nez, teint violacé ; langue violacée ; doigts violacés ; joues, mains, pommettes violacées." Le mot n’apparaît pas chez Furetière. On le trouve dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1835, et il est attesté dès 1810 dans un Traité théorique et pratique sur les maladies de la peau. La mention de ce traité me rappelle l’inquiétude de ce matin dans la salle de bains, et l’étonnement, ce soir, dans le Journal de Kafka : "Le plaisir que me procure la salle de bains. — Connaissance progressive. Les après-midis passés en compagnie de mes cheveux." Une autre chose me fait penser à Kafka : la fête qui explosait d’un appartement, de l’autre côté de la Place d’Armes, à deux heures du matin — une note de Kafka, que je ne parviens pas à retrouver, sur le dérangement provoqué par des filles qui chantent la nuit, et un gendarme qui intervient pour les faire taire.

    De fait, mes mains n’ont personne où se réchauffer ces temps-ci. Elles se sont aventurées quelquefois au début de l’automne, mais rien qui leur donne une amoureuse coutume, si ce n’est le clavier du piano où je brode des accords et des mélodies, et celui de l’ordinateur où je suis à nouveau plus assidu.

    Il y a aussi cette acception inouïe chez Furetière : "On appelle contes violets des contes qui n’ont point de vraisemblance, des choses qu’on n’a vues que dans ces éblouissements."

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  • À la lampe jaune

    Je n’ai que l’heure des faveurs et défaveurs hasardeuses, et j'ai tout cela. Et maintenant, la circulation mécanique de l’air dans l’appartement clos au milieu de l’automne, le tic-tac d’une pendule de mariage sortie d’une boîte longtemps remisée dans la cave de mes années.

     

    Une lampe d’une autre époque, toute de verre jaune, tapisse mon réveil d’une gloire industrielle : je médite en matin.

     

    "vers
    l'espace
    désert
    et parmi
    les perspectives
    nues"

     

    On rapporte la nouvelle d’une lune exceptionnelle, mais je ne percerai pas le matelas des nuages depuis mon poste d’observation. Je suis resté tapi deux heures à l’heure où elle se levait, et celle où l’on dîne. On contait à mon oreille endormie la vie et l’œuvre d’un philosophe. À la fin, j’ai senti la chaleur enclose sous les couvertures, confiant dans l'ordre de la matière.

     

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  • Plus ou moins dans la pénombre, un visage

    J’y suis allé à cause de la radio, celle que j’écoute chaque jour depuis que je suis valenciennois, une de ces radios populaires qu’on dit parfois populistes : celle que je capte le plus facilement ici. À vivre seul dans un si grand appartement, les voix de la radio peuplent mon désert de parole et de caresse. Il fut question, un soir, d’un film sur Le Jardin des délices, et comme j’avais du temps à tuer hier soir, qu’il pleuvait et qu’il était trop tôt pour reprendre la route, à l’heure où le périphérique est saturé, je suis allé au cinéma. C’était, je crois, la plus petite salle. Au premier rang, un bonnet solitaire, un étudiant, pensais-je, son paquet de chips au bruit de paquet de chips, et le long brisement des chips entre ses dents, une spectatrice scandalisée derrière moi, l’avalement d’un homme nu, des hirondelles s’envolant d’un anus, ce grand oiseau assis sur une sorte de chaise percée royale, en train d’excréter une bulle d’où sortent d’autres hommes nus légèrement plus petits que celui qu’il avale, lesquels tombent dans un trou, dans un puits, dans une lunette de cabinet autour de laquelle d’autres hommes se livrent à différentes opérations d’excrétion : l’un d’eux défèque des bulles ou des œufs ; un autre, accroupi, vomit, aidé par une femme ; et du fond du trou, du fond de cette autre lunette, de ce puits, sort, plus ou moins dans la pénombre, un visage. Ce n’est pas un jeune homme mais une femme au rire scandaleux qui tout à coup change de place, le bruit d’une bouteille en verre, un cabas à roulettes ; on se demande quelle bouche à son oreille ou quelle radio l’a échouée là ; elle sort de la salle avant la fin du film. Je dors un peu ; j’aime bien les gros plans qui voyagent sur la peinture et Renée Fleming qui déchiffre une partition sur une paire de fesses, ravie par tant de précision harmonique au milieu d’un tel chaos. Le reste, je m’en souviens à peine. En rentrant, je rencontre un jeune homme qui me sourit et m’embrasse aux abords de la forêt. Je surveille le mouvement des lumières sur la grand-route, guettant quelque oiseau de l’enfer qui pourrait nous déranger.


  • Ho ! Pilot ! Ho !

    Mon ordinateur ne détecte pas plus le CD ce matin que la nuit dernière, nuit de super pleine lune du chasseur, ai-je-lu. Cela ne fonctionne pas plus avec le CD dit réinscriptible où je viens d’enregistrer des poèmes d’Emily Dickinson sur mon graveur de salon (une antiquité de la fin du siècle précédent), qu’avec les trios pour piano de Jean-Chrétien Bach empruntés à la bibliothèque municipale. Comme mon ordinateur a pris l’initiative de mettre à jour un tas de choses et qu’il ne se ressemble plus (au point que, quand je l’utilise, j’ai l’impression d’utiliser l’ordinateur de quelqu’un d’autre), j’ai espéré qu’il suffirait de réinstaller le pilote du lecteur pour qu’il fonctionne à nouveau. Mais après avoir navigué difficilement sur ce menu où je n’ai plus de repères, j’ai constaté que le pilote avait bel et bien été mis à jour. Je parviens à jouer mon CD sur d’autres lecteurs : c’est donc que le problème ne vient pas du CD mais du lecteur de mon ordinateur. Il est mort, comme on dit. The syllableless Sea, l’Océan de non-dit, demeurera quelque temps, le temps de me décider à utiliser mon nouveau matériel informatique que je rechigne à mettre en service parce que j'ai l'habitude de travailler sur les mêmes consoles et avec les mêmes potentiomètres depuis plus de quinze ans, dans son mutisme. Ce poème-là n’est pas daté (undated) et porte le numéro 1689. Le numéro 3, daté de 1853, c’est aussi le silence et la mer : On this wondrous sea (sans capitale, c’est la mer, et non l’océan, si je comprends bien la logique de la traduction) – sailing silently… et, deuxième strophe : In the silent West / Many – the sails at rest – The anchors fast. Dans les deux strophes de ce petit poème de jeunesse (Emily Dickinson avait vingt-trois ans), il y a la même exclamation : Ho ! Pilot ! Ho !, et à la fin : Thither I pilot thee – / Land ! Ho ! Eternity ! Ashore at last ! Il a fallu décider : prononcer fest et lest pour rimer avec West et rest. Pour en avoir le cœur net, j’interrogerai l’assistante anglaise du lycée — Il y a quelque temps, je lui ai demandé comment se prononce le mot azure, trouvé dans un autre poème. Elle m’a dit ne pas connaître ce mot. Il appartient probablement au musée des bizarreries exotiques ou archaïques de la poésie d’outre-langue.

  • Décoration

    ME SÉPARANT DE TOI
    DÉBORDANT LA RAISON
    D’ENCABLURE FÉCONDES

    IMAGINANT LE SEL
    ET L’IVRESSE PROFONDE
    ET L’IVRESSE DES ONDES

    CARESSANT LA DOULEUR
    ET LE MOT DE DOULEUR
    ASSIS AU CREUX DU MONDE



    DANS LE CIEL NAGE ENCORE
    UN NUAGE ET TA MAIN
    EN SON CREUX LE RETIENT



    NOS CIELS N’ONT NI SOLEILS
    NI ROSES DANS LEURS NUES
    MAIS PAVANENT LEURS OMBRES

    LEURS GRANDS ÉTONNEMENTS
    ANIMENT NOS HUMEURS
    ET NOS RÉFUTATIONS



    QUAND LE REFUS DE VIVRE
    N’EST PLUS QU’UN SONGE CREUX
    PARMI LES SONGES CREUX

    ET QUE LES NUÉES BLANCHES
    CREUSANT DES HYPOTHÈSES
    SE CHARGENT DE LEURS OMBRES

    NOUS RÊVONS SUR LES TOITS
    ENVELOPPÉS DE DRAPS
    ET TRANSIS DE PROMESSES



    QUE L’IVRESSE NOUS TIENNE
    LIEU D’AMOUR INFINI
    ET S’ACCORDENT NOS VIES



    QUE NOS VIES SONT ANCIENNES !
    ET L’AURORE EST NOUVELLE
    ACCABLÉE DE FRAÎCHEURS !

     

     

  • Pour un processus destituant : invitation au voyage

    "Aucune raison d’endurer un an et demi de campagne électorale dont il est déjà prévu qu’elle s’achève par un chantage à la démocratie. Formons plutôt un tissu humain assez riche pour rendre obscène la bêtise régnante, et dérisoire l’idée que glisser une enveloppe dans une urne puisse constituer un geste - a fortiori un geste politique.
    Depuis quelques jours, on perçoit dans les cendres de la gauche quelques lueurs rougeoyantes : les réticences sur la déchéance de la nationalité française et l’appel à une primaire pour l’élection présidentielle à venir. Le malaise pointe, à force de voir l’exécutif s’aligner sur des positions de droite ou d’extrême droite. Ces intellectuels, ces militants, ces élus de gauche réclament "du contenu, des idées, des échanges exigeants", afin que le candidat à leur primaire "incarne le projet dont la France a besoin pour sortir de l’impasse". Bref: ils veulent encore croire à la politique. Ils n’ont pas eu vent de la nouvelle pourtant retentissante : toute cette politique est morte. Comme sont morts les mots dans lesquels se dit la chose publique - la France, la Nation, la République, etc. Comme est morte la pompe institutionnelle dont s’entoure le vide gouvernemental. La politique a poussé son dernier râle l’été dernier là où elle était née, il y a plus de 2000 ans, en Grèce; Aléxis Tsípras fut son fossoyeur. Sur sa tombe sont gravés ces mots prononcés en guise d’oraison funèbre par le ministre allemand de l’Economie, Wolfgang Schäuble: "On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit." Voilà. Tout est dit. Et sobrement.

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