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folie minuscule - Page 119

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    Un sonnet de William Cliff dans Autobiographie, clients à la "peau tragique", ici un gigolo, là un "gros ventru", misérables "bars" rimant avec "loubards", poète "rivé à la barre des bars", "et moi rivé à la barre des bars / qu’espérais-je avoir avec tous ces loubards?" 

    — et moi rivé à un homme comme je ne croyais pas qu’il fût possible, mes sens conditionnés à sa seule personne ne lisent pas "bars" mais "bras" car à lui je suis rivé, c’est-à-dire comme sur la rive de nos nuits (mais c’est une rêverie lexicale) ou plus poétiquement encore comme l’indique le Trésor de la lange française: "River: Aplatir la pointe d'un clou en la rabattant sur la surface qu'elle traverse."

    Dans l’après-midi je l’aperçus par la vitrine d’une librairie, assis là-bas au fond, il devait lire des extraits de son livre, il y avait des lecteurs, ceux qui l’avaient lu, ceux qui le liraient, ceux qui passeraient leur chemin. Moi je passais par là, j'aperçus son beau visage que je n’avais pas vu depuis l’éternité de la veille, mais enfin rien n’avait été préparé: j'avais voulu aller à la piscine avec Clélie près de chez moi mais la piscine Rouvet était fermée exceptionnellement en raison d’un manque de personnel comme l’indiquait un message  sur la porte d’entrée. Nous allâmes donc à la piscine des Halles puis à l’Etat libre d’Orange au 69 rue des Archives car je n’avais plus une goutte de parfum chez moi et que je voulais profiter du week-end pour en acquérir un nouveau. Dans la boutique il y avait un autre client qui venait par curiosité libidineuse: on lui avait parlé de certains bouquets aux notes sexuelles, de parfums qui "marchent en boîte" (qu’on réfléchisse à tout ce que peut signifier cette expression). La vendeuse commença par nous faire sentir les mêmes parfums tout en récitant assez maladroitement leurs qualités complexes. Clélie s’était installée sur un fauteuil et je lui amenais les mouillettes pour qu’elle donnât son avis. Elle préféra Charogne à tous les autres et fut bien étonnée quand je lui expliquai ce que c’était qu’une charogne — car vous ne crûtes pas vous évanouir. La présentation fut aussi médiocre que quand j’avais découvert ce parfum l’été dernier: l’allusion au poème de Baudelaire sonnait faux, comme chaque fois qu’on signale une référence censément partagée mais qui ne l’est que sur un mode approximatif, celui du lointain et indifférent souvenir d’école ou de l’auteur qu’on admire précisément parce que la piètre esthétique dont il est nimbé lui a substitué une image d’Epinal des Fleurs du Mal.

    Le soir tandis que les crêpes cuisaient trop lentement sur une plaque chauffante défectueuse, une compilation de chansons de Mylène Farmer égrainait les "fleurs de poubelle", les "instants X", les "innamoramento", les "amours XXL", les "ainsi sois-je" et les "sans contrefaçon". Plus tard, quand Clélie fut couchée, j’écoutai de nouveau California: "prendre l'exit / et m'envoyer en Amérique / sex appeal, c'est Sunset / c'est Marlboro qui me sourit / mon amour, mon moi, / je sais qu'il existe / la chaleur de l'abandon / c'est comme une symphonie".

    J’ai choisi Jasmin & Cigarette, flacon de 50 ml car les 100 ml ne sont plus disponibles. C’est celui que j’avais voulu sentir en premier, me souvenant de la façon dont Marie-Noëlle le portait un matin qu’elle vint me saluer dans mon bureau, l’été dernier — elle parle merveilleusement des parfums, et, à propos de celui de mon fiancé: "Ha, la figue de chez Diptyque! Des feuilles, du vert, un peu de fruit grenu mais pas trop, et ce sillage très doux. Merveille!". Jasmin & Cigarette, c’est aussi le nom qui plus me rappelle le bain de pétales de roses et de cigarette qu’il nous prépara il y a quelques nuits, il y a une éternité.

    De la rue des Archives nous retournâmes dans le quartier du Centre Pompidou où Clélie reconnut, à un angle de la Fontaine Stravinski, une "dadame" de Niki de Saint-Phalle qu’elle nommait très précisément car elle l’avait étudiée en cours — une manière de cours de philosophie pour les enfants qui prétend les faire réfléchir à leur "moi intérieur": quelle bizarre sensation que d’entendre Clélie exprimer sa difficulté à trouver des idées pour parler de son "moi intérieur" et me demander de l’aider en vue du cours d’après les vacances… elle a à peine huit ans! Avec son argent de poche, elle acheta un porte-clés en forme d’éventail qui nous occupa longuement car nous n’avions jamais vu pareil objet, d’autant plus précieux qu’il semblait n’être disponible qu’en un seul exemplaire. Désignant l’obélisque de la Place de la Concorde représenté sur le minuscule éventail en métal, Clélie le nomma "la tour sans fin", ce que je m’empressai de noter sur un carnet. Hier j’avais écrit quelques mots sur le bloc-notes de mon téléphone, en particulier ce jeu, sur le quai de la gare d’Yvetot où chaque semaine nous attendons le train Le Havre-Paris: "On disait que j’avais des clés et que tu ne le savais pas." Clélie, les clés, toujours. Les clés imaginaires, en l’occurrence, devaient ouvrir un portail métallique: un carré vide d’un mètre de côté renforcé par deux barres se croisant en son centre en forme de X. Voulant lire ce que je venais de noter, elle me demanda: "Et tu vas pas l’envoyer sur Fexbook?"

    Yves-Noël a souvent énoncé cette sentence paradoxale: "Pour vivre cachés, vivons heureux." L’art du croisement syntaxique lui fait métamorphoser jusqu’aux noms, art du quiproquo: "Olivier Courcelle et Pierre Steiner".

  • Sur les traces de Bichon

    En relisant "Bichon chez les Nègres", j’éprouvais cette sensation étrange qu’on a souvent quand on relit un texte dont on a depuis longtemps oublié le détail, mais dont il restait assez de souvenirs (pas de la chose contée, mais d’une époque de votre vie, d’un contexte particulier, de la personne qui vous l’avait fait lire, en l’occurrence un professeur, mais lequel…), assez de liens avec d’autres textes en rapport avec lui pour des raisons idéologiques ou esthétiques, et la conscience qu’on avait affaire à un texte déterminant dans l’histoire des idées ou de la littérature, pour que ce fût de ce texte-là et pas d’un autre que j’eusse besoin pour accompagner ma lecture effarée de l’article du Monde dont je parlais la nuit dernière. J’avais oublié jusqu’au titre, mais je savais comment le retrouver dans Mythologies. Je fus étonné cependant et déçu de sa brièveté, car j’aurais aimé un compte rendu plus circonstancié de l’article de Paris-Match, qui bizarrement ne se trouve pas sur internet, mais enfin, l’analyse de Barthes me paraît toujours aussi juste, et je ne laisse pas de m’étonner que la presse continue, en 2012, de charrier une espèce d’innocence intellectuelle qui est plutôt une détestable mystification.

    "C’est une situation grave pour une société que de se mettre à développer gratuitement les formes de ses vertus", il faut que j'apprenne cette sentence. J’ai l’impression de la découvrir, comme si je ne l’avais même jamais lue, et je me dis qu’un jour je relirai Proust, comme il se doit. Un de mes professeurs disait, ou était-ce à la radio: "On ne lit pas Proust, on le relit." Qui ne le sait pas… Qui lit Proust? (Terminerai-je donc la Recherche, et la relirai-je?) Mais revenons à Bichon, dont je me souvenais des boucles blondes et du contraste de ces boucles et de la couleur des Nègres Rouges.

    Le texte de Barthes, qui n’avait jamais été qu’une rapide et brillante analyse d’un article de magazine certes, ainsi que des photographies qui l’illustraient, mais qui restait un texte d’apparence austère dans un livre sans images, et dont l’intérêt pour moi tenait en grande partie à l’absence d’illustrations précisément, et au pouvoir imageant du texte (car les plus fortes images sont dans les livres, pas sur les écrans de cinéma ni dans les magazines), ce texte perdit insensiblement son superbe mystère au moment où s’afficha, à l’écran de mon ordinateur, la photographie de Bichon, un peu abîmée, avec une pliure verticale, sur laquelle campait le bambin aux côtés de Noirs dont je me demande si l'aspect moins menaçant que ce que j'escomptais tient aux représentations imaginaires que je m'étais faites et à la puissance évocatrice du texte de Barthes privé d'illustrations, et Bichon aussi blanc, blond et bouclé, mais à la façon surannée des réclames pour la marque Bébé Cadum. Je parcourus ensuite le blog sur lequel cette photographie avait été publiée, et à ma grande surprise j’appris que c’était le porte-voix de la mère même de Bichon, qui y fait la promotion de ses livres, et que l’on présente ainsi:

    "Lors de son expédition en 1952 au Nigeria, Jeannette Fievet-Demon a mis au monde Francis-Didier, dit Bichon, qui devint ainsi le plus jeune explorateur du monde, dans les zones qui étaient alors les plus primitives de la planète. De sorte qu’à l’âge de 3 semaines, Bichon était déjà juché sur la tête de son boy dans un panier d’osier, surplombant ainsi les pistes coupées de torrents furieux qui mènent au pays des Kaleris ou "Nègres Rouges". Ce livre enfin réédité raconte en textes et en images les premières aventures de Bichon explorateur et de ses parents. Nous l’accompagnerons donc sur les sentiers sauvages du Nigeria, parmi la tribu des Kaleris, paléonégrétiques cachés dans leur montagne et craints à cause de la réputation de cannibales donnée par les explorateurs Barth et Klapperton au 19ème siècle. Bichon, qui aurait pu naître dans une paisible campagne française, fit donc son éducation dans les régions les plus redoutées de l’Afrique. Emboîtons-lui le pas, ainsi qu’à ses parents, et savourons ainsi les impressions de cette petite cellule familiale à travers ces contrées."

    Comme si Barthes n’avait pas écrit "Bichon chez les Nègres", ou peut-être malgré Barthes, contre Barthes, par incompréhension ou contemption de Barthes: c’est de cette façon aussi, et ô combien plus coupablement à mon avis, qu’Emmanuelle Lequeux a rédigé son "rêve artistique" censé éveiller les petits Africains. Souvent, en lisant Muray depuis trois mois, je me suis demandé comment tout ce que Paris compte de plumitifs (comme il dit) peut continuer de l’ignorer, c’est-à-dire écrire comme s’il n’avait pas fait trembler le pays jusqu’à l’écroulement du château de cartes du Bien qu’on vous administre quotidiennement sous toutes les formes et qu’on finit toujours par vous intimer d’incarner. C’est sans doute qu’il suffit de l’ignorer: ne pas le lire par paresse intellectuelle, se contenter de l’avoir apprécié par extraits (lus au théâtre par un comédien célèbre l’année dernière), ou rejeter catégoriquement sa vision du monde, mais alors, quelle pauvreté!

    Je n’ai certes pas lu le livre de la mère de Bichon, mais il y a fort à parier que ses récits de voyage sont à comprendre à l’aune de la sentence que j’ai citée plus haut. Cette femme est née en 1918, elle est peut-être encore en vie. Il y a peu de notes sur son blog, la dernière date de 2010. Cette découverte me fait l’effet de ces fables trop connues que l’on réécrit du point de vue d’un personnage secondaire. Il est intéressant aussi qu’il ne semble question, sur ce blog, que de la mère et du fils, dont quelques images délavées sont publiées. On retrouve Bichon à l’âge de huit ou dix ans, il tient entre ses bras un lionceau, il pose, sourit en fixant l’objectif, ses cheveux ne sont plus blonds et bouclés mais châtains et peignés. Citons pour finir un poème de la mère, où l’on ne s’étonne pas de trouver la figure terrifiante de l’artiste:

    L’ARTISTE

    Chanteur, sculpteur ou écrivain,
    Peintre, poète ou musicien…
    Mais tout cela revient au même!
    L’artiste a besoin de communiquer
    De faire passer ses idées
    Et ses émotions partager…
    Il a besoin de faire rêver
    Alors tous les moyens sont bons.
    Il choisit ceux [sic] pour quoi
    Il est le plus doué
    Et si l’un d’eux, parfois,
    Vient à lui faire défaut
    Touche à tout de génie
    Comme l’était Cocteau
    Il voit comme par miracle
    L’autre se développer [tout est dit],
    Et il passe gaiement
    De la peinture au chant
    Et du chant à la peinture
    Aux rimes, à la littérature!
    Et personne ne saura jamais
    Le plaisir qu’il a de créer!

    "On se débrouillera pour trouver du papier et des crayons!", dit Ingrid Brochard dans l'article du Monde.

     

    http://jeannettefievet.unblog.fr/

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  • À la bibliothèque polonaise

    Les tableaux sont accrochés pêle-mêle,
    l'huile brille tant que certains sujets se dérobent — comme ce sombre bouquet sur un fond plus sombre encore —,
    et les ciels sont presque verts, gris-vert et parfois blancs de plâtre souillé,
    une touche empâtée figure d'un seul geste une barque solitaire;
    dans l'autre salle, une foule impénétrable boit du vin rouge autour d'une longue table couverte d'une vulgaire nappe en papier rouge que je découvre plus tard quand chacun est reparti dans le froid: pour l'instant je ne vois les tableaux que de loin, depuis la cour intérieure peuplée de quelques statues et d'un socle sans raison.

    À l'étage on joue des nocturnes dans le Salon Chopin sur un Pleyel de 1845
    — on ne sait de quel bois il est bâti ni de quel métal il sonne stridemment —,
    et parmi les effigies du brillant Polonais, estampes, daguerréotype, moulage du masque funéraire, de la longue main gauche, et le portrait de Delacroix, et les grands yeux de Sand,
    on entend plusieurs fois "Chopin ressuscité!",
    quelqu'un trop aviné disserte sur les vertus comparées de la peinture et de la musique — comme on est stupide au moment de complimenter le pianiste...