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folie minuscule - Page 122

  • Les réflexes d'une grenouille

    Paul Valéry: "Ce n'est rien de surmonter le banal. On réagit contre des sottises par des folies. Cela est mécanique. Toute l'histoire mentale moderne, art, politique, etc., est aussi simple que les réflexes d'une grenouille. Je hais ce jeu de réactions simples, automatisme de l'extrémisme, riposte symétrique; croyance à la valeur du neuf en tant que neuf, du vieux en tant que vieux; croyance à l'intense, etc. Mais il existe un point d'où l'étrange, ni le banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se voir."

    Je devrais pouvoir retourner au bureau demain, avec mes microbes, je préviendrai, qu'on ne s'approche pas trop de moi. Par la porte-fenêtre c'est comme une vidéo de, je ne sais plus, une artiste qui filme en plans fixes des morceaux de paysage, la nature ou la ville, des gens passent, ou simplement on voit défiler les nuages, tomber la pluie, bouger les frondaisons des arbres. Depuis mon lit je vois sept fenêtres, je pourrais filmer, ça donnerait un aperçu de mes journées, les tuyas ballottés par le vent, les rayons de soleil qui parfois illuminent le crépi, un voisin en bermuda jaune, mon salon de jardin inutile puisque je crains de sortir, le cendrier qui ne sert plus, comme si je commençais à pouvoir imaginer l'oisiveté, dans mes suées et mes réveils par tranches de quatre heures. J'ai vu un spectacle plus impressionnant à la télévision: lac de lave à la surface en mouvement, craquelures éphémères, nuages de gaz. Le guide expliquait aux trois personnes qui l'accompagnaient qu'ils étaient partout en danger, ils campaient sur des sols qui vibraient, se relayaient la nuit pour observer les coulées de lave, analyser les sons.

    Sagan se documentait peu, ou mal. Pour son plus gros roman, c'est une croisière, elle prévoit des escales irréalistes que corrige son éditeur, elle accepte les corrections sans broncher. Tous ces gens qui parlent de Sagan, la moitié de la journée, à la radio. Je n'entends pas tout parce qu'entre-deux je dors, mais ça repasse la nuit, je peux recoller les morceaux. Sur une vidéo de l'INA, Jeanne Moreau dit que les femmes écrivains commencent à écrire à la cuisine, qu'elles sont moins arrogantes que les hommes. Dans un Masque et la plume de la fin des années cinquante, des critiques relèvent des coquilles, ce qu'on appelle maintenant des coquilles, du genre "quelle qu'elle fusse". Les fautes sont tellement grossières qu'il est difficile de les attribuer à un écrivain. Alors on s'interroge: négligence de l'éditeur, des relecteurs. Dans une interview de 1984, Sagan dit qu'on l'a toujours considérée comme la petite fille qu'on corrige: style trop simple, copie trop courte... Je n'ai toujours pas compris s'il y avait une célébration particulière cet été, ou si on a décidé de combler le vide de l'antenne par un feuilleton sur Sagan. Les tics sont agaçants, j'écoute plusieurs extraits de romans de Sagan, et souvent il y a une voiture dont on précise la vitesse, 140, 150 km/h, et régulièrement, dans les émissions, on parle de la passion de Sagan pour les voitures et la vitesse. Ce qu'elle déplorait dans l'interview de 1984, qu'on ne voie pas la complexité. Je n'ai lu qu'un roman, comme beaucoup de gens: Bonjour tristesse. J'étais au lycée, je ne me souviens pas, peut-être une déception.

    Je pourrais demeurer enfermé chez moi plus longtemps, mes amygdales sont toujours douloureuses mais j'ai moins de fièvre. L'appartement me semble immense, je vais à peine dans le salon depuis que mon ancienne chambre est devenue salon. C'est la cuisine que je préfère, faite de bric et de broc, en plastique, colorée. J'écris sans but aujourd'hui, j'écris banalement, j'écris parce que je n'arrive pas à dormir cet après-midi, et que je suis enfin capable de me concentrer devant mon écran.

  • Calfeutre

    J’aimais d’amour livresque et plus encore animal, n’ayant pas trouvé mon maître, n’étant le maître de personne. Hypothèses des sens où la vie tremblait — lendemain fébrile d’avoir trop lu, se reniflant en chiens de faïence — et le chien liquéfié, mu en esclave, les coutures invisibles se défaisant peu à peu, après-midi souillé d’accroupissements silencieux, attentats répétés dans les crevasses de ma bibliothèque affective.

    Trépas aristocratiques, cavernes encombrées, vermoulures de la chair : l’antique glas sonnait la profondeur des noirs et l’extase des chairs laiteuses. Conversation dominicale dans le fouillis d’un appartement : bohémiens en partance, aveugles équilibristes, la pointe du récit n’advenant jamais que dans le relâchement des nerfs, qui ne se dit pas.

    L’avenir s’usait à mesure que je me dévorais — libre de caresse, libre de feu, continuant de creuser le sillon humain, dormant parfois à même la terre. La nuit : poussière d’ange et fleur de vertu — lucidité, vaste désordre.

  • Alternances

    J'ai nettoyé la terrasse, le salon de jardin, chacune des quatre chaises rincée dans la baignoire, on a mangé une salade avant-hier à la tombée de la nuit, Renato rentrait épuisé de sa deuxième journée de stage, j'avais acheté des bougies chauffe-plat étrangement grandes, les voisins du dessus nous épiaient, on faisait comme si on ne les voyait pas, on se lançait des regards, et maintenant Clélie joue à distance avec une petite fille peut-être plus jeune qu'elle, Clélie sur la terrasse, passant régulièrement de l'autre côté de la barrière, se promenant dans le parc intérieur de l'immeuble, s'inventant un château sur un carré de béton, improvisant une chorégraphie en lançant de minuscules feuilles cueillies sur des arbustes, l'autre, assise au bord de la fenêtre, au premier étage, juste au-dessus de nous, épelant Shabbat et lui demandant si elle fait Shabbat, je réponds que non, je dis à Clélie que c'est une fête, Shabbat, la petite précise que non, ce n'est pas une fête, je corrige, c'est le jour du repos, le samedi.

    La Bruyère: "Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les hommes, les animaux: aux hommes les choses du monde paraissent ainsi, et j'ose dire par la même raison, parce qu'ils sont petits."

    Le grand frère arrive, peignoir blanc, penché au balcon, fier, quelque chose tombe sur la terrasse, je ne sais lequel du frère ou de la soeur a laissé tomber ce qui ressemble à un suppositoire, Clélie rentre dans l'appartement, revient avec un balai, je lui dis que ça ne sert à rien, je vais chercher un mouchoir en papier pour prélever la chose gélatineuse, je ne sais plus ce que j'ai dit aux gosses, après le père est arrivé, s'est excusé, a dit que ça ne se reproduirait pas, j'ai expliqué que la terrasse était maintenant propre, que je changeais de colocataire, que maintenant on utiliserait la terrasse, qu'elle vivrait, il a répondu que c'était une bonne chose.

    Plus tôt dans l'après-midi j'avais surpris une conversation entre Clélie et l'une des filles, une autre, plus grande, qui lui posait des questions sur moi, sur sa mère, Clélie expliquait la situation, le divorce, l'autre demandait avec qui je vivais, ne comprenait rien à la colocation, et Clélie finissait par dire que j'avais un amoureux, répondait à la fille, qui insistait, que je ne l'embrassais pas sur la bouche, mon amoureux, mais que je lui faisais des câlins, que sa mère ne le savait pas, non: je ne sais si je suis davantage inquiet que ma fille s'expose à la raillerie, admiratif de la simplicité avec laquelle elle parle de ma vie amoureuse, ou triste à l'idée de lui annoncer bientôt peut-être que je n'ai plus d'amoureux.

    Clélie expliquait plus tard à la meilleure amie de ma nouvelle colocataire qu'elle faisait des alternances, disposant les triangles bleus, rouges, jaunes et noirs de façon à ce que la répartition des couleurs soit parfaitement homogène sur le petit support hexagonal en plastique. Ca m'avait étonné, la première fois qu'elle avait employé ce mot d'adulte, alternance, il y a quelques jours, en parlant des week-ends en alternance, expliquant très clairement que quand elle était avec l'un, l'autre lui manquait, et qu'il n'y avait pas de solution à cause du divorce. Dans son sac Marie-Antoinette, il y avait aussi le gros coquillage de Floride, et les images qu'elle avait eues à l'école, les images parce qu'on a bien travaillé, des animaux et des fleurs.

    Avant de se coucher, elle inventait un voyage en bateau sur mon banc de musculation, chargé des trésors de la journée.

    La Bruyère: "Les enfants n'ont ni passé ni avenir; et ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent."

    J'avais lu quelques extraits pendant que Renato terminait un scoubidou que j'avais commencé. Il y a toujours de soi et des autres dans la lecture de La Bruyère, on y retrouve les faiblesses les plus répandues et les moins avouées, on s'y console: "Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite; qu'un beau cheval, ou un joli chien dont on se trouve le maître; qu'une tapisserie, qu'une pendule, pour adoucir une grande douleur, et pour faire moins sentir une grande perte."