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Le pays - Page 6

  • Atroce Charlestown

    "Les poètes déclarent qu’aller-venir et dériver de par les rives du monde sont un Droit poétique, c’est-à-dire: une décence qui s’élève de tous les Droits connus visant à protéger le plus précieux de nos humanités; qu’aller-venir et dériver sont un hommage offert à ceux vers qui l’on va, à ceux chez qui l’on passe, et que c’est une célébration de l’histoire humaine que d’honorer la terre entière de ses élans et de ses rêves. Chacun peut décider de vivre cette célébration. Chacun peut se voir un jour acculé à la vivre ou bien à la revivre. Et chacun, dans sa force d’agir, sa puissance d’exister, se doit d’en prendre le plus grand soin."

    Patrick Chamoiseau

     

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  • Paradise lost

    "On enchaîne avec la dixième place", dit l’animateur, qui depuis huit heures ce matin commente une course à pied. Le simple vitrage dans mon salon, la sono et les cris de la foule saluant l’arrivée des coureurs sur la place toute proche.

    Je suis sorti tout à l’heure, voulant vérifier que le réservoir d’essence de ma voiture ne s’était pas tout entier répandu sur le bitume. Je m’étais garé loin, le stationnement étant proscrit dans le centre-ville à cause de la course. C’était sec sous la voiture. Le dessous du réservoir sec aussi, à vue d’œil. Cela m’a rassuré.

    Marché dans les vieilles rues désertes dont le pavé, l’étroitesse ni les lacets ne sont propices à la course. Ai remarqué un alignement de façades penchées comme on voit dans certaines rues de Paris qui ont échappé à l’urbanisme rationnel, et plusieurs maisons parées de boiseries et de petits carreaux qui sans doute furent jadis des enseignes d’artisans ou de commerçants.

    Attendu quelques minutes derrière une barrière, laissant passer les coureurs, leur flux protégé par des agents de médiation — leur fonction s’inscrivant en lettres capitales blanches sur le dos de t-shirts rouges.

    Sur la place, les corps dégouttant de sueur, les étirements, les chairs blanches, l’énergie positivement consacrée à l’effort physique.

    Le dimanche, je porte souvent le même pantalon de jogging en coton, avec cette injonction brodée qui suit la courbe de la poche : "TAKE IT EASY", le "I" s’étirant exotiquement en silhouette de palmier. Ce à quoi je m’attache.

     

     

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  • Tendance

    Ici l’on casse le carrelage d’une boucherie abandonnée. La poussière de plâtre ni les débris d’une cloison n’en gâchent complètement les couleurs : le bleu, surtout, persiste à vibrer. Des entrelacs de rubans blancs décrivent et relient des cercles, fleurs joliment rustiques dans la simplicité de leur dessin, ceintes comme médaillons, géométrie florale d’un labyrinthe sans perdition, motif d’une mode domestique qui avait pour principale vertu — c’est du moins ce que je me plaisais à croire jadis en des rêveries qui profitaient du carrelage vert et blanc de ma chambre adolescente — de nier les lignes et les angles droits des carreaux : les mêmes, à peu de choses près, dont,

    là,

    on recouvre le sol d’une nouvelle enseigne de café à l’américaine, où toute l’authenticité apparente des matériaux, l’agencement de l’ancien et du nouveau, du brut et du raffiné, jurent aussi sûrement qu’ils procurent une aise communément partagée.

     

    Quant à moi, je ne mange plus de viande et ne déteste pas le café américain.

  • Devant la Fontaine des Innocents...

    Devant la Fontaine des Innocents, il y avait trois jeunes filles drapées de noir, ombres vivantes des naïades qui depuis cinq siècles ornent le monument immuable au milieu des métamorphoses de la ville.

    Cette pierre calcaire arrachée aux carrières souterraines est agglutination de fossiles microscopiques, millions de vies minuscules figées dans le silence de millions d’années, au hasard de la lumière d’un plus jeune soleil, de la dérive lente des continents et du vent qui les y déposa : foule inerte et innombrable qui nous précède.

    Les hommes en firent de tendres offrandes aux dieux et aux rois. On y tailla des pierres grossières et de complexes drapés d’où surgirent des chairs si tendres qu’on les rêve tendres éternellement, et plus tendres encore que celles de ces jeunes filles de noir parées — qui pudiquement voilent les leurs.

  • Emplette

    J’ai tenté à nouveau de récupérer mon sac en cuir chez le cordonnier. La dernière fois, il s’est excusé en soulevant le sac qu’il avait laissé dans un carton, sans façon. La lanière décousue pendouillait comme quand je le lui avais laissé ; il n’avait pas encore changé la fermeture-éclair ni consolidé le fond usé et troué par endroit. Aujourd’hui, je n’ai pas vu le sac : tandis que je regarde l’eau grise de la pluie sur le carrelage, amenée par les clients du jour, les boîtes de cire de toutes les couleurs sur le comptoir, les porte-clés alphabet aux mousquetons un peu rouillés, le clavier d’un ordinateur bizarrement disposé à la verticale, une paire de chaussures vernies posées négligemment dans les parages, les étagères artisanales habillant son antre inaccessible, l’affiche cartonnée ou plastifiée sur laquelle il prévient les clients râleurs qu’ils peuvent aller voir ailleurs s’ils ne sont pas satisfaits, et une multitude d’outils et d’accessoires dont je suis bien incapable de me souvenir et que je ne pourrais guère plus décrire — il y a un magazine à portée de main, L’entretien, sans doute une revue spécialisée pour les artisans qui entretiennent les cuirs des autres mais pas leur boutique, dans un emballage plastique qui n’a pas encore été ouvert, avec son nom et son adresse —, il est parti en quête de mon sac dans son fourgon, "à tout hasard", après avoir fait mine de le chercher énergiquement dans son capharnaüm. Cet homme m’est très sympathique. Du reste, je ne suis pas pressé. Il est retraité depuis peu et a choisi de conserver son commerce, mais à son rythme, et à sa mode.

    Puis je suis passé chez le réparateur informatique, de l’autre côté de la place. Comme dans beaucoup de communes, les rues, les places et les ponts neufs ont gardé leur nom de nouveauté mais sont, à cause de cela même, sentis comme des vieilleries. Cette place, explique un panneau historique, fut "suburbaine" au Moyen-Âge. Il y a, quelque part sous mes pas, mais je ne sais où exactement, une rivière qu’on enterra un jour : c’est la Bruille. Le réparateur informatique est niché au rez-de-chaussée d’une antique maison, avec tout le charme du pignon sur rue, de grandes ouvertures encadrées par un bois assez grossier, mais d’ignobles publicités pour des antivirus disposées sans goût dans sa vitrine et à l’intérieur de sa boutique, où l’on oublie, dès qu’on y a pénétré, l’intérêt de la façade qui n’est, il est vrai, que rêverie douteuse. Une immense plante exotique chatouille le faux-plafond ; ses feuilles n’ont pas la luxuriance qu’elles exhiberaient dans une forêt tropicale mais ne laissent pas néanmoins de m’impressionner. Je me suis habitué à ce manche à balai qui soutient son frêle tronc : c’est ainsi que les arbres des pays tropicaux survivent sous les cieux septentrionaux. Le réparateur, dont le nom latin apparaît sur plusieurs diplômes et certificats, semble secourir des centaines d’hommes et de femmes démunis devant les maladies de leurs ordinateurs, des commerçants, mais aussi — il me l’apprend aujourd’hui —, des services municipaux mal organisés. Il me fait passer derrière le comptoir pour me montrer une vidéo dévoilant la face cachée du jeune président du Septième Continent, m’explique qu’il a interrompu ses commandes aux États-Unis depuis l’élection de celui qu’on appelle, ces jours-ci, le "président élu" (pour le distinguer, sans doute, du "président"), prédit une augmentation faramineuse du prix des ordinateurs et un avenir tout à fait sombre. Ce faisant, il prétend me faire une ristourne de vingt euros sur sa prestation, qui a consisté à confirmer l’anéantissement de mon PC et à placer le disque dur dans un fin cercueil métallique ou je pourrai tenter de récupérer les photographies, les textes et la musique que je n’ai pas envie de voir disparaître encore.

    Plus tard, je vais à la répétition du concert de Noël. Le chef de chœur use de toute la démesure dont il semble capable pour mimer l’intervalle des quartes, des quintes, et surtout des sixtes, et passe avec entrain des notes les plus graves aux plus aigües, soutenant chaque pupitre avec la même énergie. La vieille querelle des catholiques et des protestants, qui ensanglanta cette ville comme je l’ai lu dans l’Histoire de Valentiennes d’Henri d’Oultreman, n’a plus cours : on se contente de sous-entendus sur le manque de bonne volonté des autres pour participer à ce concert œcuménique.

    Au retour, j’observe la matière baroque des façades que souligne l’éclairage urbain : c’est un habillement nocturne que j’ai toujours aimé dans cette ville, alors que je suis le premier à m’insurger contre la pollution dite lumineuse. Chez moi, j’écoute le débat politique du jour pendant une demi-heure. Sur le sujet que je connais le mieux, les prétendants à la couronne sont, comme on dit, clivés. Sur le service militaire, où je ne suis pas expert, l’un propose de le restaurer et de le faire durer six mois, l’autre trois… Les propos les plus forts, ces derniers temps, ceux qui me trottent dans la tête, avec leur petite musique rigoureuse, et à la fin drolatique, tiennent dans deux remarques denses et rapides de La Bruyère sur les mondains : "J’appelle mondains, terrestre et grossiers, etc.". Le Dictionnaire universel de Furetière donne deux sens distincts pour le verbe "chanceler", quatre pour un atome, et je continue de me demander si ce mot étonnant d’"emplette", qui clôture le texte, produisait le même effet à la fin du dix-septième siècle qu’au début du vingt-et-unième.

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  • Valentiennes

    Je ne suis pas sûr d'être de l'avis de Léautaud, qui est "de l'avis de Dante, et pas du tout de celui de Stendhal et de Mérimée, qui disaient qu'ils sont toujours du bonheur: les choses heureuses empoisonnent la vie, quand on ne peut plus les avoir – l'amour, par exemple". Cet aphorisme bancal doit avoir quelque secret syntaxique où je n'arrive pas à me hisser.

    J'ai découvert, chez le libraire de la rue de Paris, un exemplaire des Vies encloses de Rodenbach parues au Mercure de France en 1925. J'ai étudié, il y a longtemps, ses romans brugeois, mais n'avais jamais lu ses poèmes. Le premier s'intitule "Aquarium mental". Les "bulles sans but" me font penser à l'"aboli bibelot" de Mallarmé. L'adjectif "otieux", que je n'avais rencontré que chez Ronsard, est ici déjà un archaïsme, dans le "calme otieux" (entendez "oisif") de l'eau "horizontale". Et viennent les Ophélies dans leur étrange pluriel, dont le visage "délayé" orne les reflets de ce "miroir silencieux", multiple Ophélie comme est multiple, dans le même pays de Belgique et à la même époque, la sœur de Khnopff, peinte sept fois sur une même grande toile qu'on peut admirer à Bruxelles, semblant ne pas même tenir sur le sol glauque, mais légèrement en lévitation, image mentale et variable dans sa répétition spatiale, comme le symbolisme permettait d'en figurer mystérieusement jusqu'à l'enchantement ou au désespoir. Que l'auteur de Bruges-la-Morte convoque Shakespeare dans un aquarium semble donner raison au silence où l'histoire littéraire a confiné sa poésie, qui ne vibre peut-être pas plus que ne remue la surface géométrique de son "aquarium clos". Il me faudra quelque effort supplémentaire pour pénétrer cet aquarium-là, car pour l'heure je me contente de le regarder, non pas distraitement, mais par la curiosité du souvenir de la noyée, trouvée encore dans le "Poème lu au mariage d'André Salmon" d'Apollinaire, qui lui-même faisait écho à l'Ophélie de Rimbaud, où l'on rencontre les mêmes nénuphars et la même rime de folie. C'est donc promenade littéraire, qui reste ma façon de voyager immobile. Mais je n'ai pas fait mieux, aujourd'hui, qu'une visite de courtoisie. Nous tenterons de faire plus ample connaissance demain.

    Ah, il me plaît aussi d'y trouver plusieurs fois l'adjectif "glauque" dans son premier sens de couleur verte: "couleur glauque d'un puits où toute l'aube flotte". Mais l'effet, à la lecture, est le même que dans les pages impeccables du fac-similé de l'Histoire de la ville et comté de Valentiennes par Henri d'Outreman, que je me suis procuré chez le même libraire, et qui était ma destination première: c'est celui du dépaysement, dont la raison doit parfois contenir les charmes – car ils ne suffisent pas. Le vieux mot m'apparaît dans sa force première, et dans ce que je prends à tort pour son acception la plus acceptable, alors que la langue n'est que bifurcation de mères en filles, esprit du temps et travail plus ou moins heureux des poètes. D'ailleurs, je n'ai que faire des expertes distinctions entre la langue et le langage. La première est simple et évidente; le second n'a ni chair ni salive: il est controuvé.

    Alors, ce "t" au lieu d'un "c", ce "t" avant le "c", à l'époque où "glauque" avait toute sa verdeur, en 1639, chez un imprimeur de Douai, "à l'enseigne du Phœnix", Valentiennes où est enclos le souvenir de l'empereur Valentinien, c'est le souvenir de ce dont je n'avais pas le souvenir, et l'apparition de différents états de l'ancienne ville dans les rues de la nouvelle, la ravagée des sièges, de la révolution et des guerres mondiales, le souvenir d'une terre espagnole qui pleura de devenir française en 1677, dont j'ai scruté les clochers disparus, les fortifications et les douves que l'art du graveur emplit d'une eau aussi horizontale que celle de Rodenbach, sur une grande feuille qu'il faut déplier pour découvrir aussi tous les noms de lieu qui ont à peine changé depuis près de cinq cents ans. Je m'y promène chaque jour après m'être garé sur l'un de boulevards qui font le tracé des anciennes fortifications, rejoignant lentement, par des voies indirectes et toujours différentes où je scrute la face des maisons, mon appartement perché à l'emplacement de l'ancien théâtre, et, avant le théâtre, de la Halle au blé dont d'Outreman décrit ainsi l'horloge à la fin du premier chapitre consacré aux singularités les plus remarquables de la ville:

    J'ai laissé tout à dessein l'Horloge pour en dire un mot à loisir et clore ce chapitre. Cette machine est placée au bout de la maison de ville, et joint la Halle aux grains, digne d'être admirée en toutes ses parties. Car outre les heures ordinaires marquées au cadran, l'on y voit le globe du soleil monter et descendre selon la saison, et dans lequel les douze signes sont logés. La lune y est représentée en un globe qui change de face ainsi que cette planète, et nous distingue tous les quartiers. Un ange montre le mois courant, dont le nom est peint en grosses lettres d'or. De plus, ici se présente un tableau où sont dépeints les exercices des hommes pendant chacun de ces mois. Finalement, un autre grand soleil d'or déclare les heures du jour, et une planète noire celles de la nuit, puis en un autre tableau passent les noms en gros cadeaux de chaque jour de la semaine. Toute cette Horloge fut rhabillée, repeinte et redorée l'an 1555. Elle était sans doute comparable aux plus belles et rares de l'Europe, mais le temps qui mine tout, et fer et bronze, lui a fait une grosse guerre et la menace de ruine.

     

     

    J'ai une compagnie aussi aimable qu'épouvantable, aussi tonitruante que silencieuse.

     

     

    Quel aquarium glauque apparaît la Mémoire,
    En qui les souvenirs, les rêves, le passé
    Émergent par moments d’un clair-obscur glacé;
    Clairière d’une grotte en deuil! Liquide armoire
    Dont les panneaux ont des ombres pour bas-reliefs
    Et qui conserve en elle un peu de notre vie:
    Amour mort qu’on retrouve en scintillements brefs
    (Collier perdu, mais qu’une perle certifie…);
    Et nos espoirs mués en minéraux pensifs;
    Nos efforts devenus des varechs convulsifs...