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Le pays - Page 5

  • Caudry

    Caudry, quel drôle de nom. Y être né. Y être retourné à dix-neuf ans pour un acte de naissance, conduit par celle qui m’y avait mis au monde — souvenir d’une lettre écrite par mon père, pliée dans son portefeuille, et qu’elle me montra à cette occasion: "Tu es Pierre, et sur cette Pierre, etc." Aujourd’hui j’y suis allé pour la troisième fois. — Je devais rencontrer la directrice du musée de la dentelle. Nous discutâmes aimablement dans une salle un peu froide. De l’autre côté du mur, il y avait les robes de Sylvie Facon, contemporaines malgré leur air d’autrefois. — Le tulliste mit en marche le métier Leavers. — Je n’eus pas le temps d’observer la progression du motif animalier sur le fin rideau mais le mouvement des plaques perforées qui me faisait penser à la mécanique d’un orgue de barbarie l’indiquait suffisamment. — Il est impossible de continuer cette description car le vocabulaire de la dentelle est trop raffiné. Il faudrait plonger longuement dans ce lexique et ses illustrations pour en tisser tous les rêves. — Et qu’avons-nous fait de ce portefeuille?

  • Inconnu·e·s

    Il a 28 ans, c’est écrit sur son profil, et quand on se rencontre, c’est bien l’âge qu’il donne, en parlant de choses et d’autres, comme il a l’air de vouloir rester un peu. Il insiste sur son âge parce qu’il n’a plus que deux ans pour être recruté dans l’armée de terre. Il a déjà tenté mais s’est fait recaler deux fois. Jugé inapte à cause d’une plaque de métal sur la cheville suite à une fracture. C’est bête, car il aurait pu la faire ôter. La laisser ou l’enlever, c’est pareil. Elle sert plus à rien, maintenant que les os sont ressoudés. Son médecin lui a même dit que l’os est plus solide qu’avant la fracture car ça se consolide naturellement, un os, c’est comme ça. Il dit aussi que sa plaque l’a pas empêché de se préparer physiquement, intensément. À la course, au biathlon, au triathlon. Il aimerait travailler à Décathlon justement, il y a pas grand-chose à faire quand on est employé à Décathlon, c’est un boulot en or. Mais on veut pas de lui, et pourquoi, alors qu’il en connaît un rayon, et dans plusieurs rayons. La dernière fois, aux tests, il faisait très froid, une fille avait les mains dans les poches, c’est malpoli, et lui non, les mains à l’air, question de respect, et pourtant, elle, il l’a appris il y a pas longtemps, elle a été recrutée, elle est même gradée. Comprend pas. Une autre fois, mais c’était avant, il avait été recalé, c’était avant la plaque sur la cheville. Il avait dit tout haut qu’une question allait pas dans les tests, qu’on pouvait pas répondre parce que la question était pas claire. Recalé pour contestation des consignes, quelque chose comme ça. Pourtant il était entraîné comme un pompier. Là, ça fait trois mois qu’il a pas couru, et c’est le pire mois de janvier de sa vie, c’est le vent, la pluie, le froid, en alternance, en duo ou en trio hurlant, ça dépend des jours. Il a compté vingt heures de soleil ce mois-ci. C’est la mort cette ville, et en tout cas c’est pas un temps à courir. Mais il reste deux ans pour être recruté. Il veut devenir chasseur alpin, alors on lui a demandé s’il sait skier. Il a répondu qu’il sait ce que c’est, chasseur alpin, il en a fréquenté, des chasseurs alpins, quand il était chez son pote à Annecy, ça skie pas, un chasseur alpin. Il a un autre ami qui habite à Lille et qui est muté à Toulouse, il se rend pas compte de la chance qu’il a, Toulouse, tu paies moins d’électricité, t’as du soleil tout le temps. Il ne fera pas sa vie ici. Pour l’instant, c’est la colocation et le chômage. Il sait faire des trucs, il a travaillé chez A***, six mois, vendre des fringues, mais il ne donne pas de détails. Il a fait du conseil téléphonique aussi, mais c’est encore plus vague. Il est pas prêt à vivre en couple. Ici, au moins, il peut sortir habillé en vicomte, traîner au cœur-de-ville en vicomte, personne l’emmerde. À Paris ce serait pas possible, et puis la foule, pas pour lui. Les filles, c’est plus les sentiments, et les mecs, c’est comme ça, quand j’ai envie. Les mecs, en général, ils veulent juste tirer un coup et basta, et il y a pas un gay fidèle. Tu me diras, les nanas que je connais, c’est pareil. Il y a en une qui s’est tapé trois mecs en douze heures. Une autre qui m’a demandé d’être son sexfriend parce qu’il se passe rien avec son mec. Un jour, un collègue est venu me voir, y avait ma photo sur son téléphone, il m’a demandé si je voulais baiser avec lui, ma photo de profil Grindr qu’un mec lui avait balancé. Ça marche bien avec les filles parce que je suis bien monté. Mais je peux pas leur dire que je vois des mecs, des fois. Déjà que je supporterais pas que ma meuf soit lesbienne. Le couple, c'est complexe. Je préfère rencontrer des inconnu·e·s. Le trip des hétéros, c’est de baiser avec des gays, et les gays ils veulent détourner les hétéros, c’est comme ça. Et y a personne qui est fidèle. Le lendemain du nouvel an, je me suis tapé une femme mariée de quarante ans qui a deux enfants. Quand j’ai arrêté chez A***, y a un collègue gay en couple qui m’a écrit sur Facebook t’es mignon, je peux te le dire maintenant, on se voit quand tu veux si t’as envie d’essayer. Attends, je vais remettre mes baskets, elles sont toujours là ? — Il chausse ses baskets. Je ne vois pas ses baskets, reviens souvent à la racine qui forme un triangle pointant vers le bas entre les yeux, une dépression de la peau qui écarte ses yeux clairs. Je ne la vois que de manière intermittente, car la plupart du temps il reste de profil, projette les mots vers l’avant de la voiture, semble scruter parfois les fenêtres de la maison, à une dizaine de mètres, façade qu’envahit la lumière jaune d’un réverbère, alors je regarde aussi ces fenêtres vides, et personne ne passe jamais ici de toute façon, juste quelques voitures autour, pas une impasse, mais un coude oublié un peu plus loin, après le parking, un coin un peu mort, un peu moche, une caméra de surveillance que la buée dans la voiture empêche de distinguer quoi que ce soit, et maintenant il a un drôle de bonnet à pompon sur le crâne, sans doute pas un bonnet de chasseur alpin, mais pas non plus un bonnet de Valenciennois, ni le bonnet que j’aurais imaginé coiffer la silhouette à demi-nue qui se promenait tout à l’heure, perchée sur des talons aiguilles, robe noire retroussée jusqu’au-dessus des fesses, puis appuyée contre un grillage, cambrée sous le ciel lunaire, humide et froid.

  • Les congés

    La Fnac, celle de Valenciennes aujourd'hui, à deux pas de mes fenêtres de toit: descendre les trois étages par l'escalier défraîchi, longer la rue de la Halle, pénétrer dans le centre commercial, prendre l'escalator, errer quelques minutes dans le magasin en cherchant vainement un scanneur manuel, hésiter à acheter un disque de B.B. King, jeter un œil au maigre rayon théâtre/poésie —les deux laissés-pour-compte, à hauteur de genou—, y trouver une inédite anthologie des poètes médiévaux du nord de la France, lire les 58 douzains des Congés de Baude Faustoul, et rêver à ce pays lointain: prendre congé à ciel ouvert.

  • Tombe de Rimbaud

    Mon idée, c’était de gravir le Mont Olympe, mais nous sommes restés sur la plaine pour déjeuner au bord de la Meuse à l’ombre des tilleuls. Les jeunes Arthur (Rimbaud) et Ernest (Delahaye) s’y promenaient souvent, sur la route de Charleville à Mézières et de Mézières à Charleville. Ce furent les "tilleuls verts de la promenade" dans la première strophe de "Roman", que je lis à ma fille, lui expliquant, à elle qui en a treize, que les dix-sept ans dans le premier vers du poème sont deux de plus que l’âge du poète à l’époque où il le composa. C’est aussi l’âge qu’il se donna dans la première lettre qu’il adressa à Banville. Je raconte le séjour de Rimbaud chez le maître du Parnasse, l’exhibition à la fenêtre devant les passants scandalisés, les poux consciencieusement dispersés dans le linge de maison, les pieds crottés dans le lit, puis la querelle avec Carjat qui détruisit pour se venger tous les portraits qu’il avait faits du jeune poète, les "merde" avec lesquels l’insolent ponctuait chaque rime d’un poème qu’Auguste Creissels récitait à l’occasion de l’un des fameux dîners des Vilains Bonshommes, la querelle avec Verlaine qui avait "l’air con" en revenant du marché avec un poisson, et enfin l’affaire de Bruxelles.

    Elle lit "Le dormeur du val" avec application jusqu’à la date d’octobre 1870. Comme elle a buté sur le rejet des "haillons / D’argent", je lui explique qu’elle peut faire un léger suspens à la fin du vers pour marquer la rime, ou préférer le naturel en lisant le complément du nom dans la continuité de la proposition participiale. Delahaye raconte qu’on arracha les tilleuls pour permettre aux soldats français d’arriver plus rapidement à Charleville qu’il fallait défendre contre les Prussiens. Certains habitants de Charleville profitèrent de l’opération pour saccager les potagers des riverains, faisant passer leur malin plaisir pour une fièvre patriotique. Cette promenade, c’est aujourd’hui un espace vert au gazon court et bien entretenu, avec des bancs et des tables pour pique-niquer. Un garçon essaie de dégager son drone du tilleul où il s’est abîmé, mais l’hélice est accrochée à une branchette qui ne cède pas malgré les pressions rageuses sur la télécommande et mes tentatives de faire tomber l’engin en secouant les branches. Je finis par le récupérer au moyen d’une drôle de perche dont j’aurais dû demander la destination à la grand-mère du garçon qui me l’a tendue. Le drone est intact. "Maintenant, évite de faire tomber ton drone dans la Meuse!"

    Au Musée de l’Ardenne, nous sommes les seuls visiteurs. Dans la cour a lieu le vernissage d’une exposition temporaire sur les marionnettes dont nous parvient le discours amplifié mais quasi inintelligible à cause des volets fermés. Je distingue quand même l’inévitable mot "institution". Dans une vitrine, il y a de minuscules boucliers votifs. On s’arrête devant la maquette d’une construction celte où plusieurs familles vivaient avec leur bétail. Je photographie une statuette décrite comme une Vénus anadyomène que je ne peux m’empêcher d’associer au sonnet de Rimbaud et au Mont Olympe. Cela suffit à me rendre ce musée agréable.

    L’hôtel est situé à deux pas du cimetière désaffecté où gît la famille Rimbaud. En publiant la photo du monument où se distinguent les noms de Vitalie et d’Arthur, les deux enfants morts trop jeunes, je me rends compte que le lieu n’est pas identifié sur Facebook, qui m’invite aussitôt à le faire. À mon grand étonnement, me voici donc le premier à signaler cette "Tombe de Rimbaud", accentuant les symptômes de rimbaulâtrie par la photographie d’une boîte aux lettres dorée placée à l’entrée du cimetière. Il paraît qu'on peut lui écrire, et que les lettres sont archivées au Musée Rimbaud.

    Sur une tombe anonyme :

    fauvette.jpg

    Lorsque tu voleras
    autour de cette tombe
    Fauvette chante-lui
    la plus douce chanson

     

    Je reviendrai pour poster une lettre.

     

  • El pintor...

    Une route nationale et des kilomètres de camions traversant des agglomérations qui semblent n’être vouées qu’à de pénibles traversées, une destination proche et inaccessible, un nom de lieu qui est encore celui de la ferme en latin : curtis. Ici : Courteilles, qui doit être une variante des Courcelles dont il existe plusieurs exemples dans le Nord du pays. Un raccourci me fait passer par un chemin vicinal, et je découvre, émergeant de branchages désordonnés, le panneau du lieu-dit La Fainéanterie, et, plus loin, des vaches immobiles sur l’herbe.

    Dès lors, je ne prends plus de photos car je me retrouve dans la confidence, découvrant les toiles d’un surréaliste catalan exilé en Normandie, conservées dans une vieille maison où gisent aussi trois pianos désaccordés, dont un Steck des années trente malmené par de petites filles qui firent des percussions sur l’ivoire des touches. Dans ce salon de musique où l’on ne joue plus depuis des lustres, il y a une oie fraîchement déplumée dont les années ont bruni le sang : le tableau est daté de 1946. De la même année, un autre tableau intitulé Hiroshima. Posés sur le buffet, les membres désarticulés d’une femme, vain agencement de pièces métalliques dépareillées qu’il faudrait ressouder.

    Puis c’est l’au revoir : je laisse ma fille en ce lieu insolite, l’enviant presque de pouvoir profiter quelques jours de ces drôles de compagnons.

  • Zone fœtale

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    Crèvecœur, campagne de Cambrai, l’Escaut déjà civilisé mais coulant parmi les arbres et les herbes hautes, tel un poème gorgé de poncifs romantiques, et là, un pont métallique, vestige de l’industrie passée où ne vaquent plus que de rares pêcheurs tandis que je contemple ce paysage jamais-vu, n’y trouvant qu’un cadrage imparfait, filtrant cette eau calme sous un ciel presque chargé.

    La langue rude et imagée des ancêtres fait la poésie des entrées d’agglomération. Ici, une origine martiale incertaine, ou peut-être le sobriquet d’un homme qui transperça le cœur de son ennemi, ou encore la grande douleur d’une terre caillouteuse, la ruine d’une mauvaise ferme, crepata cortis. La cour devenue cœur auréole un insignifiant village d’un drame majestueux et souffle le titre d’un recueil à l’esprit guetteur d’Aragon, lui qui vogua sur l’Escaut en cette région dévastée par les Allemands.

    C’est dans ces environs que j’opérai mes premières divisions cellulaires et préparai méthodiquement, c’est-à-dire avec suffisamment d’obstination et de folie, ce que je suis à peu près capable de faire aujourd’hui : aligner ces mots comme un horizon qui se rêve plus tangible que l’horizon.