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Le pays - Page 4

  • La leçon

    ou LA DÉMOCRATIE DU COUTEAU — ou LE RÉGIME DÉTERGENT — Car non, ce régime n’est pas autoritaire. — Car oui, nous sommes protégés jusqu’à nouvel ordre. — Car oui, là, tout n’est qu’ordre et hygiène. — Ionesco indique, à la fin de la pièce, que la bonne met un brassard nazi au professeur. — Quand j’ai joué la bonne, on a choisi de ne pas l’utiliser. — La didascalie paraissait redondante. — Depuis 40 jours, les discours ont pris le tour absurde de La Leçon. — On ne sait qui, du professeur R., du président M. ou du président T., tient le rôle principal, et nous sommes tous de bons élèves, et l’on sait comment cela se termine.

     

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  • Homo detritus

    Sortir sous couvert d’un bout de papier et de la nécessaire nicotine, marcher courbe en improvisant quelques détours sous le soleil insolent, observer les gants poussés par le vent contre les pierres d’une jardinière urbaine, déchiffrer l’emballage d’une salade industrielle au poulet confiné malgré son nom de dictateur : documenter les déchets de l’époque qu’on appelle volontiers anthropocène ou capitalocène — mais poubellocène et plus encore poubellien lui vont comme un gant.

     

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  • Le bonheur est toujours un échange

     

    ou 

    dans les choux

     

    ou 

    la pute, la danseuse et la reine

     

     

    Avant d’aller au marché, j’ai scrollé les actualités sur Facebook : des stylos rouge sang, un nouveau mensonge d’arracheur de dents du ministre de la santé, des publicités pour des masques chirurgicaux à acheter par lots de cent, et d’autres, plus sophistiquées, pour des masques urbains prêts à se fondre dans le chic du premier costume déconfiné, et des visières, casquettes-visières, chapeaux-visières, bobs-visières, visières anti-UV aux bruns dégradés qui vous protégeront élégamment dans les rues infectées comme le ferait la vitre teintée du plus désirable SUV. — Puis ce témoignage d’une femme qui travaille dans un centre d’écoute téléphonique, elle relatait les appels de détresse des prostituées du Bois de Boulogne, une jeune fille de l’Est, le pays n’était pas précisé, elle était arrivée en France à l’âge de quatorze ans, j’aimerais me souvenir de son prénom, elle n’avait pas vu son maquereau depuis le début du confinement, il ne l’avait pas payée, elle continuait de faire des passes, n’avait plus de toit, dormait dans le bois, se lavait avec des bouteilles d’eau, elle toussait au téléphone, certains clients portaient un masque, lui en donnaient, l’un deux lui en avait même confectionné un avec du papier toilette, la plupart s’en passaient, et puis une autre fille avait appelé, la première était morte, le corps immobile dans une allée du bois, elle est morte hier, et quelques minutes après que j’ai partagé ce témoignage, le post a disparu du réseau, je l’ai recherché sur la page de l'ami qui l’avait partagé quelques minutes avant que je le partage à mon tour, il n’y était plus non plus, juste ce message indiquant que le contenu avait dû être supprimé par la personne qui l’avait initialement publié, mais pourquoi ? Les prénoms de ces filles qui les exposaient, le risque d’une descente de police, la surveillance orwellienne du réseau ?*

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  • Dérive sur l’injonction à penser "demain"

    — Demain, de mane : au matinde bon matin dans la Vulgate. Où tout commence, tout recommence, se répète ou fait peau neuve. — La poétesse fait un vers pour les dictionnaires : "Hier, c’est le regret ; demain, c’est l’espérance." — Le pompeux poète brosse la fresque du "fier demain" contre le "funeste aujourd’hui". — Mais quand il saisonne en enfer, le voyou ne prononce jamais le mot, même dans "Matin", n’y concédant demain que dans le lendemain, et encore s’en prive-t-il absolument, car "Plus de lendemain, | Braises de satin, | Votre ardeur | Est le devoir." — Je me souviens des poèmes gothiques où l’on dit l’endemain qui sonne comme l’entrain. — J’en découvre un mystique, et c’est l’incantation où notre dernier demain rime quatre fois avec la main. — "Jouis. — Je le ferai. — Mais quand donc ? — Dès demain."

  • Ce serait la vie française — poetic irony

    Rimbaud is aerogel, frozen smoke, solid air. His life itself vaporizes on impact. Rimbaud defines the legend of otherness.

     

    Mon obsession de Rimbaud m’a repris. Hier, c’est un post sur Facebook qui m’a entraîné, cette photographie d’un jeune pioupiou à la mine boudeuse, Rimbaud Place Vendôme, la statue de Napoléon à ses pieds. Pour la première fois il nous est donné de voir "the Rimbaud grimace", la fameuse mine renfrognée décrite par Verlaine, "iconic scowl" les lèvres qui tombent, "downturned mouth", le regard incendiaire, "searing gaze", et tout cela exhale une effronterie tellement puissante que l’auteur de l’article prétend que Byron lui-même, dans son combat pour l'indépendance de la Grèce, n’a jamais assumé une posture aussi byronique. "With the emergence of these new photographs it is time to conclude that Arthur Rimbaud went through a phase of proto-communism." Rimbaud proto-communiste. Ite missa est : Allez, c’est la mission ! En marche ! Allongé au soleil de pré-avril, je réécoute Denis Lavant dans Une Saison en Enfer, et l’écho au mouvement politique par lequel le mal a achevé de se répandre en France aussi bien qu’à la catastrophe pulmonaire de notre vieux monde qui ne respire plus est trop fort :

    Assez ! voici la punition. — En marche !

    Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le cœur… les membres…

    Où va-t-on ? au combat ? Je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes… le temps !…

    Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. — Lâches ! — Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !

    Ah !…

    — Je m’y habituerai.

    Ce serait la vie française, le sentier de l’honneur !

    Appelons cela l'ironie poétique. Il reste pourtant un doute sur le nez, le nez fin de la photographie de Carjat, mais l’icône où vagabondent mes souvenirs de désirs adolescents, l’ovale parfait du visage dans l’ovale bourgeois de la découpe photographique, l’épiderme immaculé que n’a encore creusé aucun sillon ne sont qu’illusoire pureté : c’est une photographie de photographie qui a perdu l’empreinte singulière de la peau, Carjat ayant détruit les plaques photographiques qu’avait imprégnées l’adolescent fraîchement débarqué à Paris. Dans Rimbaud le fils, Pierre Michon suppose qu’au moment de la prise de vue dans l’appartement de Carjat, Rimbaud murmurait son "Bateau ivre" qu’il venait d’écrire : c’est peut-être ce poème à la surface des lèvres au dessin triste, ce souffle qui n’impressionnera jamais aucune solution argentique ni aucun pixel, ce concentré d’épopée précoce qui se balade à la surface du portrait iconique. L’autre portrait sauvé de la brouille entre le poète et le photographe n’a pas eu la même postérité. Il est ingrat. Il se ressemble à peine. Le pioupiou de la Place Vendôme lui ressemble davantage, si ce n’est, peut-être, du point de vue du nez. Des experts devront se pencher sur l’empâtement suspect de l’aile, sur les ombres qui peut-être l’élargissent par un effet d’optique trompeur, ou par le manque de précision dû à la distance entre la chambre photographique et le sujet Rimbaud. Gageons que ce soit lui, fier, dominant la statue couchée à son côté.

    (à part) The idea that Rimbaud is with us in the pain of this pandemic, not by accident helping us to be one planetary people of unconditional love (reinvented).

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    Arthur Rimbaud : "The Discovery of Two New Portraits of the Planetary Poet-laureate" par Aidan Andrew Dun

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    Ce Foulard — plus beau Paysage —
    Depuis ma Chambre — manque — le joli Chevrier

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  • La visite

    Les mains n'hésitent pas, cherchant les objets familiers, se souvenant des gestes répétés mille et mille fois. Elles saisissent, à peine tremblantes, les sucres blancs à la géométrie parfaite — on les croyait disparus, relégués au rayon des alimenteurs, remplacés par d'autres plus baroques, plus rustiques, plus rassurants, complets en somme : ingénus sucres de canne aux allures brutales de pépites. Le sucrier en inox à nouveau se remplit, plus généreux et plus présentable ainsi. On commente l'abondance retrouvée, comme une scène minuscule d'une comédie domestique, sans importance et pourtant essentielle à la bienséance autant qu'à la convivialité de la situation.

    Le sucrier... — Je me souviens m’être souvent fondu dans sa contemplation, y cherchant l’impossible miroir d’une autre vie dans ses courbes sévères et décoratives — dont je dirais, maintenant, qu’elles sont un écho manufacturé de l’Art Déco —, étonné que le couvercle s’y ajuste chaque fois si bien, m’amusant à l’ôter et à le remettre, observant la maculation progressive du sucre sitôt que j’en avais trempé un côté à la surface du café dans la tasse de l’un ou l’autre de mes parents, surveillant aussi la lenteur de la pendule en chêne, rêvant d’être tout à l’heure, le sucre bruni finissant par fondre sous l’action de la salive.

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  • En écoutant le grand débat avec les intellectuels

    DÉSOLÉ, SAMSOUL — Inscription sur la façade de la boutique Samsung des Champs-Élysées, peinture jaune sur verre étoilé, artiste anonyme, 16 mars 2019.

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    Il me semble que dans une société qui permettrait à chacun de réussir son cursus de formation avec toutes les connaissances et compétences requises, personne ne voudrait exercer un métier subordonné. Tout le monde voudrait être chef, disons son propre maître, créateur, inventeur, appelez cela comme vous voudrez. Ou que, dans un esprit coopératif, on se réunirait pour créer ensemble, mais sans hiérarchie.

    Qui tiendra le balai ? Qui vous répondra au guichet ? Qui assurera la sécurité à l'entrée du siège de la banque ? Qui sera voiturier au Fouquet's et qui fera la plonge ? Et qui a ôté de chaque bouteille d'eau l'étiquette Cristaline pour éviter de faire de la publicité à l'eau préférée des Français (comme dit bêtement la publicité) pendant la retransmission en direct de ce grand débat avec 64 intellectuels ?

    Les jeunes adultes en France, ceux qui ont une petite vingtaine d’années, ont pour la plupart, comme on le dit dans l’institution scolaire, validé un socle commun de connaissances et de compétences (on y a ajouté la culture il y a quelques années quand une loi a prétendu refonder l’école). Si vous lisez le décret qui institue ce socle commun, vous serez étonné de constater son ambition éducative : apprendre aux jeunes à penser par eux-mêmes, à comprendre le sens du droit et de la loi, les systèmes naturels et les systèmes techniques, à coopérer pour réaliser des projets, à exercer leur esprit critique pour discriminer les informations relayées par les médias. Tous les jeunes gens ou presque valident leur socle en quittant le collège. L’institution scolaire valide toutes ces compétences pour la plupart des élèves. Un jeune de quinze ans est supposément un honnête homme, une honnête femme.

    Le commun dont parle le Président de la République ce soir est là, dans ce socle commun. Ci-gît le commun. Un fils de chômeur et une fille de grand patron de presse et de boutiques de sacs en croco ont le même socle, validé par la même institution scolaire. Mêmes compétences à quinze ans. Mais quels destins ? Supposons qu’il n’y ait aucune hypocrisie dans ce système : qui tiendra donc le balai ?

    J’ai toujours pensé, et parfois dit, quand je me sentais en confiance, que, dans mon métier de professeur, je suis prêt à tenir le balai pour nettoyer ma salle de classe. Je l’ai toujours tenu chez moi, avec conviction et avec une certaine maniaquerie, et je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas au travail. Je serais complètement responsable de mon enseignement et de mon espace. Cela me permettrait en outre d’éviter les produits détergents dont on abuse dans les établissements publics. Quand je travaillais à Paris dans une grosse direction centrale de ministère, je croisais les femmes de ménage tôt le matin. Je me souviens de l’une d’elles qui suait beaucoup. On se disait bonjour en souriant, "Bonjour Monsieur", "Bonjour Madame", parfois je lui disais "bon courage". Quand je m’étais intéressé au concours de l’ENA, j’avais lu qu’un énarque stagiaire devait être attentif à la qualité de ses relations, tant avec un préfet qu’avec une femme de ménage. Souvent, cela sentait mauvais dans les bureaux après le passage de la femme de ménage. La serpillère était sans doute moisie. Son travail se terminait en milieu de matinée. Elle avait un petit contrat, commençait à 6 heures et terminait à 10 heures. Un jour, en sortant du ministère, un homme m’a abordé. Il voulait parler au chef de cabinet de mon ministre*. Il avait travaillé sur un chantier du ministère l’année précédente. Il lui était arrivé de discuter avec le chef de cabinet, il lui semblait qu’ils s’entendaient bien. Ce jour-là, il était dans l’urgence : il allait devoir retourner en Afrique, faute de papiers à jour. Il s’était dit qu’un coup de pouce du chef de cabinet lui éviterait le charter. Mais le ministre avait changé, et le chef de cabinet aussi. Je me souviens aussi d’une conversation hallucinante à Paris, avec une galeriste du Ve arrondissement qui payait sa femme de ménage au noir, à un taux horaire indécent. Et l’impression, quoi qu’il en soit, de contribuer au bien-être d’une personne dans le besoin.

    Imaginons donc qu’à la station essence de votre supermarché, l’employée (c’est souvent une femme) qui vous tend sous l’hygiaphone le pavé numérique pour que vous composiez votre code bancaire, qui fait cela plusieurs heures par jour, ait validé son socle commun. Qu’elle ait cela en commun avec vous. Et c’est sans doute le cas si vous êtes assez jeune pour avoir passé le bac après 2009 ou 2010. Vous pouvez considérer qu’elle a réalisé ses ambitions en accédant à ce poste. Ce poste est utile, même si les pompes automatiques se sont répandues.

    J’essaie juste de dire que notre société tient, qu’elle tient encore, parce que nous sommes serviles. Servile derrière l’hygiaphone. Servile au volant d’un rutilant SUV allemand parce qu’au service d’un grand patron omnipotent. Servile parce que tant de métiers se sont paupérisés ces derniers temps, comme le dit Bernard Stiegler. Juristes paupérisés, communicants paupérisés, professeurs paupérisés, etc. Je ne parle pas d’argent, mais de rapport au sens de son travail.

    Continuons de valider des socles et de délivrer des masters en disruption. Voyons si un jour il y aura de la place en France pour 70 millions de consciences épanouies. Alors chacun tiendra son balai et plus personne ne balayera le hall du siège de la banque. Ou alors reconnaissons que nous avons besoin de l’infériorité de notre prochain, qu’elle est nécessaire à notre épanouissement (notre capital, nos loisirs, les grandes écoles de nos enfants), et ne disons plus hypocritement qu’il n’y a pas de petits métiers.

     

    * Lequel ancien ministre, devenu académicien, s'exprime ce soir à 22h20, disant que les jeunes ne voient pas la différence entre le temps de leur désir et le temps de la réalisation des choses, recommandant de tendre la main aux jeunes qui ont manifesté contre l'inaction du gouvernement face au dérèglement climatique, de restaurer la confiance face au pessimisme, la raison face à la croyance, etc. 

     

     

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    Source : lundimatin

  • Qui fume la moquette et qui nous enfume ?

    S’appeler Kevin n’est pas anodin. C’est le prénom masculin le plus donné en France entre 1989 et 1996, constate un directeur de département de l’IFOP à la télé. La carte de France des Kevin et celle de l’adhésion au Rassemblement national se superposent si bien qu’on est d’accord pour y voir une corrélation évidente, sur le plateau télé. Le sujet, affiché en bandeau à l’écran, c’est un livre choc sur la dislocation française. Les invités parlent de l’entre-soi. Dans les catégories aisées de la population, on confie plutôt ses enfants à l’enseignement privé. Les fils de riches et les fils de pauvres se mêlent rarement. Le phénomène s’accentue. Pour résumer, "les interactions entre les catégories aisées et les autres ont tendance à se raréfier".

    Sur les plateaux télé, c’est la même chose. Pendant quelques semaines, on a vu des gens qui n’étaient ni des politiciens, ni des journalistes, ni des "experts". C’étaient des "gilets jaunes". On leur a donné la parole. On s’est rendu compte qu’ils en faisaient un usage inédit, proprement inouï dans ces lieux habituellement réservés à l’entre-soi médiatique. Puis on a décidé de ne plus les inviter. On se contente maintenant de commenter, si possible, la stagnation ou le repli du mouvement des "gilets jaunes" de samedi en samedi, et de déplorer le désordre, les dégradations et les violences que génèrent les manifestations hebdomadaires.

    Pourtant, pendant quelques semaines, on a vu des reportages. On suivait les journalistes sur les ronds-points où les "gilets jaunes" avaient installé leurs quartiers généraux. Parfois on entrait dans leurs maisons, sur leurs lieux de travail. On s’est promené en France. J’étais malade, en arrêt, immobilisé chez moi, j’ai beaucoup regardé la télé, comme un Kevin. On voyait de jeunes journalistes avec de gros micros, des doudounes ou des capuches fourrées qui faisaient la chronique d’un mouvement sans hiérarchie, sans  statut légal, sans déclaration en préfecture ni comptes certifiés. On ne savait pas à quel rond-point se vouer, et, dans les rassemblements parisiens, il fallait éviter les coups. Les caméras faisaient des travellings le long des voitures cramées et des vitrines de magasins défoncées. On constatait les dégâts, on déplorait le manque-à-gagner à l’approche des fêtes de fin d’année.

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