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folie minuscule - Page 2

  • Gravure sur quoi

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    Etching in the style of Escher and Magritte depicting a mule and the philosopher Diderot in the midst of a surrealistic literary landscape, 2023.

     

     

    Je m’obstinais à imaginer les robes de chambre de Diderot, l’ancienne et la nouvelle. J’avais tenté quelques portraits de Diderot mais je résolus d’abandonner le philosophe pour une pleine robe de chambre, autonome, accrochée tantôt à une branche d’amandier, tantôt anamorphosée dans quelque repli mystérieux du prompt que je ne laissais pas de peaufiner. 

     

    J’introduisis de façon tout à fait hasardeuse un frelon asiatique à qui je demandai de piquer la robe de chambre. C’était une vanité au goût ancien, tout à fait huileuse et brune à la manière flamande. Sur certaines esquisses, il y avait comme de la chair car j’avais bien écrit : "la chair de la robe de chambre", mais le peintre virtuel peinait à la faire chair, cette fichue robe de chambre.

     

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    Hyper-Diderot I : Asian hornet persistently striving to sting the flesh of Diderot’s old dressing gown, 2023.

     

    De fil en aiguille, je vis dans ma tête une machine à laver, d’abord dans le ciel étoilé, puis dans des ruines d’Hubert Robert, enfin dans des estampes d’Albrecht Dürer, un torrent sortant de son hublot : le torrent des notions, ou des nations. "Tout cela n’est rien comparé à ce que je vois dans ma tête", disait à propos de son œuvre, dit-on, Maurits Cornelis Escher.


    À un moment il y eut une dispute entre le philosophe et un ver de terre géant à cause d'une robe de chambre bien trop petite pour l’un et pour l’autre. Il n’était pas sorti de mon chapeau, ce ver, mais d’un poème d’Emily Dickinson que j’avais suffisamment ressassé pour que n’importe quel ver m’y fît penser : "En hiver dans ma chambre | Je suis tombé sur un ver — | Rose, pâle et chaud…" 

     

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    Hyper-Diderot II : Afflictio Gigantis Lumbrici, 2023.

     

    Le ver avait la même fonction que le frelon asiatique : il devait distraire le spectateur du tableau et, par une présence disproportionnée, lui rappeler la vanité de sa condition. Mais non, il s’agissait d’abord d’être frappé par ce torrent d’images qui digéraient toutes les estampes et les peintures du monde, essayant de tracer en quelques secondes mes requêtes qui tenaient en quelques mots, car il m’avait semblé qu’il fallait simplifier à l’extrême les formules pour qu’en sortissent des pseudo-peintures ou des pseudo-estampes dignes d’intérêt. Certes, les mains étaient presque toujours ratées, comptant trois, quatre, six doigts parfois trop allongés ou bizarrement articulés. On n’était pas encore parvenu à optimiser les doigts digitalisés, ce qui est une espèce d’ironie digitale. Alors il restait deux options : se passer des doigts et faire exécuter des portraits de robes de chambre, ou multiplier les doigts, les approcher de la bouche, espérer les fondus doigts-lèvres-langue, incanter Escher et Magritte, et relire Ceci n’est pas un conte de Diderot.

     

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    Hyper-Diderot III : Exploration of Digital Multiplicity, 2023.

     

    J’insérais ici un portrait de Diderot intitulé pompeusement Hyper-Diderot III : Exploration of Digital Multiplicity. C’était la naissance du concept de multiplicité digitale. Cela ressemblait au chaos originel des Métamorphoses d’Ovide :

     

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    La matière ne s’était pas encore complètement séparée d’elle-même : vos tissus s’étaient mêlés, la lèvre prolongeant l’index. On observait les mêmes étranges phénomènes de fusion entre les marches d’un escalier et vos semelles, la Sainte Bible et le fond de cul d’une bouteille de bière, et l’on attendait que se réglassent les limites qui devaient servir de barrière aux différents corps.

  • Mehdi

    "I was on my bed, I was like, ‘Oh my God, there’s so many actors in this industry, so many people,’ and I was thinking, ‘How can I just show who I am?’"
    Mehdi Hamadouchi, cité dans Variety par K.J. Yossman, 17 janvier 2023

     


    podcast

     

    Dimanche, il était sept heures, j’avais peu dormi, je sortais de la Gare Saint-Lazare car il fallait en sortir pour accéder à l’entrée du métro, faire quelques pas sur cette place où déjà se rassemblaient des matinaux à vélo. Les panneaux publicitaires, le mobilier urbain, les valises moulées d’Arman étaient constellées de photographies d’un visage d’homme, jeune homme, type méditerranéen, sourcils épais et cheveu frisé, un peu le genre à la mode qu’on admire ou qu’on déteste sur les affiches Saint-Laurent aux arrêts de bus, ce gars qui semble avoir quinze ans, ragazzo tout droit sorti du Decameron de Pasolini, mais ragazzo sophistiqué malgré son tatouage bizarre d’adolescent amateur de mèmes, et ses lèvres amatrices de donuts, rubans soyeux tombant sur le dos nu, car les garçons dorénavant sont dos nu. 

     

    L’acteur de la gare Saint-Lazare n’avait pas encore, me dis-je, l’aura de Timothée Chalamet dont le nom est un hémistiche fait pour la poésie romantique, et le dos nu fut naguère un objet de scandale et de ravissement. Timothée, je l’avais photographié la veille, portrait nocturne au flacon Bleu de Chanel couvrant l’entière façade de l’Opéra-Garnier, confirmant la tendance sublime de l’homme-cintre — tandis que des hommes musculeux font des démonstrations de pompes et tractions en plein air sur les rives de la Seine, du côté du Pont de Solférino : ceux-là ont leurs égéries veineuses et gainées, qui ne m’émeuvent guère.

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    L’acteur en mal d’embauche se voyait de face et de trois-quarts. Il faudrait être La Rochefoucauld pour décrire son caractère d’après sa physionomie, ou simplement son air. "Il y a un air qui convient à la figure et au talent de chaque personne", dit le moraliste.* — Et déjà l’inconnu de la Gare Saint-Lazare a perdu son aura de mystère. En y regardant de plus près, je lis son nom, Mehdi, et je le cherche ici et là, et je trouve son portrait sous la plume d’une journaliste londonienne. Elle s’attache à son destin d’aspirant comédien, le cite. Il se raconte des histoires, allongé sur son lit. — Ce sont des choses qu’on dit et qu’on fait, parler de soi, s’afficher au lit, s’inventer un destin depuis son lit, s’identifier, s’autodéterminer, s’envisager, mais alité : il se disait, genre, il le sentait au fond de lui, qu’il pouvait devenir acteur, avoir un agent, jouer la comédie, mais jouer de préférence un drogué ou un sans-domicile-fixe, en tout cas quelqu’un avec plein de problèmes, car il ne recherchait pas la gloire, il savait la brièveté de la vie et la vanité des entreprises humaines, alors peut-être, s’il pouvait faire du bien à quelque malheureux qui reprendrait espoir en le voyant dans un film dont le scénario n’est encore qu’une vue de l’esprit…

     

     

    Réflexions diverses de La Rochefoucauld.

  • L’arbrelivre


    Au milieu de la scène à peu près apparut un arbre. Perpendiculaire aux planches : un tronc. Je crus d’abord à une silhouette, corps drapé à peine apparu dans ce qui ne s’appelle pas encore lumière. J’avais rouvert les yeux, et voici ce que je distinguais : un grand corps drapé comme le Balzac de Rodin. Mes yeux s’accoutumant à cette quasi obscurité, ou l’apparition se faisant plus lumineuse, je vis que c’était un tronc d’arbre et non une statue d’écrivain, puis des branchages apparurent, mais détachés du tronc : complexes branches de buis mortes, ramassées dans une forêt lointaine et transportées dans la cage du théâtre, suspendues aux cintres. Le plateau jonché de morceaux d’écorce, lichens, minuscules feuilles mortes — car je parcourus le plateau après les applaudissements, et ce n’était pas un arbre, ou ce n’était l’arbre d’aucune forêt, disons l’absent de toute forêt et de tout bois : arbre recréé, arbre tout de papier brûlé, de cendres d’autodafés, de cadavres de livres. On avait fait feu de tout livre : des invendus destinés au pilon, des comédies humaines sans lecteurs, des Mein Kampf, des Bibles. Le tronc était coupé net. Son cœur était tout de feuilles. On pouvait les cueillir de l’intérieur. C’était un arbre de la connaissance et un souvenir de la connaissance, une image autant qu’une idée, une illusion bien sûr, un présage, un sortilège, car toutes les fictions y étaient carbonisées, les paraboles tronquées.

     

     

    Lien pour le spectacle