folie minuscule - Page 8
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Into her eye again
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Sur l’émail de l’évier
d’encre
de soupir
de feu et d’eauJ’ai brûlé l’encre des mots et les cendres ont grisé l’eau en tombant. Il y a une façon de choisir vite et une façon de ne pas choisir, de lire les livres par derrière ou de les saisir par le milieu. Je ne sais que faire d’une nuée de signes, mais j’ai lu cette question du seigneur ermite, en forme de haïku : "Poètes émus par les cris des singes, entendez-vous l’enfant abandonné dans le vent d’automne ?"
pour l’hiver
j’ai une collection
de dix-sept flocons
d’argentplus
"un cœur
à moi
ce cœur
changeant"
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Concussus surgo
Finalement, après m’être épanché ici et là, je reste coi devant cette balle de vent, emblème de l’amiral de Chabot, dont les coutures forment un T qui me rappelle les croix présentées dans les premières pages du recueil des Devises héroïques de Claude Paradin. La devise latine, en deux mots, exprime bien la chute suivie du rebond : "Concussus surgo" ("Abattu, je me relève"). Si je pense à la devise que je me suis forgée il y a quelques jours : "Vagatur ratio" ("Ma raison vagabonde" ou "Erre la raison"), j’ai du mal à imaginer quelle figure pourrait la symboliser. La balle de vent me plaît car elle a quelque chose d’enjoué et de surprenant au milieu du XVIe siècle, et pour 2021, qui sait où elle rebondira ?
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Tous nos efforts
Le noir et le blanc d’un pull à larges rayures, une fourrure artificielle comme pour signifier l’hiver et amollir sa rigueur, le craquement d’un radiateur électrique dans la cuisine, les volutes vanillées de ma vapoteuse, l’attente des nouvelles mesures gouvernementales en forme de toile d’araignée : le présent triste, nouveau temps non verbal. "Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà", écrit Montaigne dans son chapitre sur la tristesse. J’ai mangé plus que de raison, et mon ennui n’a que faire de la raison. Ma raison se tient au-delà, ou reste à côté. Vagatur ratio. Erre la raison. Moucherons, papillons, bestioles quelconques bonnes pour la toile. Nous continuons de nous projeter mais nous commençons de renoncer à l’avenir. Tout au moins l’avenir a-t-il changé. Nos souvenirs évoluent à mesure que nous vieillissons, de même notre avenir. Pour moi, le nouvel an et celui d’après dessinent un mur sans bords.
J’ai la chance de faire découvrir Montaigne à des jeunes gens de seize ans. Nous avons ausculté quelques allongeails de l’exemplaire de Bordeaux. La "chétive araignée" fut d’abord "chétive et vile", mais le petit homme a finalement rayé le vilain adjectif car tout ce qui évolue naïvement au plus près des lois naturelles est supposé bon. Michel Onfray profère les pires bêtises ces temps-ci dans les médias, mais il est un excellent professeur quand il décrit la contexture des Essais, qui n’est pas moins complexe que celle d’un nid d’oiseau ou que la tissure d’une araignée. Elle n’est pas moins complexe, mais elle est plus singulière.
J’aimerais que l’italique penche à gauche pour mon tempérament de gaucher.
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Où dormir
Devant moi sous les arches le chien s’appelle Vanille. C’est sa maîtresse qui me l’apprend, l’appelant dans mon dos. Pour éviter l’unique boulevard dans cette ville méandreuse, j’emprunte volontiers les voies parallèles à cause de leur solitude : la rue Fondue-Basse puis la rue Fondue-Haute, ou la rue du Château du Roi. Le soleil y pénètre rarement et ne rencontre dans la saison froide que le dernier étage des bâtisses bancales. Je me représente la froideur et les siècles de ces étages dont les plafonds mesurent deux ou trois hauteurs d’homme. Comment vit-on derrière de si vieux murs, si hauts et si austères ? Les murs de ma maison, dans ma rue papale, sont plus modestes. Tout y est plus bas. Les pièces en enfilade au rez-de-chaussée et à l’étage sont étroites comme de larges couloirs, les murs épais penchent vers l’intérieur, les fenêtres ne connaissent que le Nord d’où je viens.
Le soir venu, j’hésite à m’allonger dans le salon sur le matelas qui borde la bibliothèque, ou dans ma chambre qui le surplombe, froide et vide, mais chambre à usage de chambre, où ne me divertit et ne m’endort qu’une voix docte sur mon téléphone.
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Les pieds dans le plat
La médiathèque a rouvert, j’ai rendu les livres qui étaient en quarantaine à la maison, et les voici en quarantaine à nouveau pour trois jours, abus de langage que l’époque tolère volontiers. Ils seront scannés précautionneusement quand les soupçons de virus se seront évanouis. Pas plus de cinq personnes à l'étage des CD et des DVD, mais je suis seul avec Gilda. A celui des romans, tiens, bonjour René Crevel, l’art de la prose est infini, dites-moi, il se drape de fantaisies inouïes dans vos passe-temps de l’honorabilité. "Le jeune lord est allé mettre un pantalon et une chemise, bien que son slip se trouve on ne peut mieux assorti à la lumière du jour, il s’est senti honteux d’être aussi peu vêtu devant son archiduchesse de marraine qui, certes, n’est point encore parvenue au stade nudiste de son évolution." Je vous emprunte.
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Inaccurate poem
Sa finitude son imperfection sa fragilité
ses défaillances ses défauts ses vices
ses pulsions ses déviances
sa dérive sa disjonction son chaos
son empire déjà effondré avant que de naître
son empire toujours déjà regretté
son trône accablé
ses possessions de possédé
sa rage d’enragé
ses addictions additionnées
ses mensonges guillotinés
son récit sans héros ni héroïne
sa drogue cristalline
son corps inapproprié d’Apollon exilé
la fiction de sa solitude
les non-dits de son enfant l’enfant qu’il fut
la conjonction des astres les conjectures désastreuses
la roulette russe des formulaires de l’âme
le hasard de son nom et d’être là depuis -
Que faire
Je pourrais photographier chaque matin la fumée cotonneuse s’échappant d’une maison voisine pour observer les rayons variables du soleil rasant
les verts et les bleus de la rivière dont le méandre enlace la ville
par endroit l’écume empressée
une branche esseulée
s’y reflétant
le pont ancien aux allures de carte postale
qui est un peu la Tour de Pise localeet plus loin la Maison de l’Eau
sa porte de bunker joliment arrondieCe seraient des pansements des béquilles
de nouvelles routineries -
Correspondance III
Lire Montaigne au cimetière
est un projet raisonnable
mais l’édition que je chéris
a dû s’égarerJe prévois le soleil et un banc
un carnet et de la nicotine
et de faire le ménage
en mon cerveauNous tournoyons
revenons sur nos pas
la rivière est pérenne
elle est inconsolableAmis devinons-nous
n’ayons aucun projet
qu’une heure de lecture
il y a 425 ans -
Gobe-la-lune
La pochette du CD est en carton. Elle s’ouvre comme celle d’un double vinyle. À main droite le disque ; à main gauche un livret noir avec les paroles en minuscules caractères blancs, presque indéchiffrables à mes yeux embrumés.
Les icônes se succèdent mais cohabitent dans le flux des discothèques numériques. Celle-ci est arrivée au monde l’année de mes vingt ans. J’ai découvert ses chansons en même temps que ses métamorphoses à l’écran. Son regard dans l’objectif est celui de sa génération qui devine les millions et les milliards d’observateurs, pariant sur leur amour, acceptant toutefois la haine et son expression prévisible. C’est une immédiateté contrôlée, un contrôle souriant, un sourire tirant volontiers la langue. Je l’écoute en boucle.
Elle conduit une voiture au design futuriste, de ce futur fantasmé au milieu du siècle dernier dans le style Googie. Nostalgie du futur, titre de l’album, concept séduisant, vain jeu de mots qui trompe la raison, lui faisant croire, comme le Soleil noir de la Mélancolie, en un dépassement subtil de ses troubles, de ses impasses, de sa paresse. — C’est ici la Lune bleue de la Nostalgie, les cheveux aussi blonds que noirs, les boucles d’oreilles dépareillées et les gants blancs à la dissymétrie raffinée. C’est un peu la Fureur de vivre à l’ère du gainage et du girl power, une fureur de vivre privée du saut dans le vide : Let’s get physical.